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Au Désert

 

D. ALCOCK

 

 

Table des matières :

1     Avant-propos

2     Chapitre 1 — Avant l’Assemblée

3     Chapitre 2 — Après l’Assemblée

4     Chapitre 3 — Après

5     Chapitre 4 — Sur la tombe

6     Chapitre 5 — Le Mazet

7     Chapitre 6 — Deux projets

8     Chapitre 7 — Un sanctuaire dans la forêt

9     Chapitre 8 — L’heure est venue, mais non pas l’homme

10     Chapitre 9 — Le Messager

11     Chapitre 10 — Le Message

12     Chapitre 11 — Un dernier adieu

13     Chapitre 12 — Encore le Mazet

14     Chapitre 13 — Madeleine

15     Chapitre 14 — Attente

16     Chapitre 15 — Le capitaine de dragons

17     Chapitre 16 — La victoire

18     Chapitre 17 — La force des collines

19     Chapitre 18 — Pas martyr

20     Chapitre 19 — Un rêve et un chant

21     Chapitre 20 — Un paquet de lettres

22     Chapitre 21 — Le premier sermon

23     Chapitre 22 — La maison

24     Chapitre 23 — Dieu le rendra

25     Chapitre 24 — Encore sur la tombe

 

 

 

1                    Avant-propos

 

AU DÉSERT est un récit non historique, mais situé dans un cadre historique et correspondant à des choses vécues et illustratives de la réalité (18° siècle).

Puisse la lecture de ce récit encourager beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles à marcher résolument dans le chemin de la foi. Nous vivons dans un temps bien différent de celui auquel nous ramènent ces pages, mais il est bon pour nous de savoir ce que nos devanciers ont souffert pour l’amour de Christ. Puissions-nous, comme eux, Le suivre fidèlement dans un monde qui ne Le connaît pas. «Tu as donné une bannière à ceux qui te craignent, pour la déployer à cause de la vérité» (Ps. 60:4).

 

2                    Chapitre 1 — Avant l’Assemblée

Sur l’un des plateaux les plus élevés des Hautes-Cévennes, non loin d’un hameau appelé Cros, se trouvait, vers le milieu du dix-huitième siècle, une petite maison solitaire. Un étroit sentier, qui serpentait sur le flanc de la colline, conduisait au village, distant d’une lieue environ. Les pentes supérieures de la montagne, recouvertes d’une herbe rare et de quelques broussailles, formaient le premier plan de la vue étendue qu’on découvrait de là et, tout au fond, paraissant défier les cieux, les pics géants du Tanargue s’élevaient jusqu’aux nues.

La nuit du 11 octobre 1745 venait d’étendre son voile sur ce tableau. Tout le pays était recouvert d’une première couche de neige et la gelée avait suspendu de petits glaçons aux dernières feuilles du châtaignier géant qui ombrageait la chaumière. La pleine lune les faisait étinceler comme des diamants.

Des groupes de personnes des deux sexes et d’âge très divers gravissaient péniblement l’abrupt sentier et se dirigeaient vers la maisonnette. Tous ces paysans avaient une expression sérieuse et calme. On eût dit que, du plus âgé au plus jeune, ils n’avaient connu que des pensées graves.

Ce petit troupeau s’était réuni dans la demeure reculée de l’un de ses principaux membres pour aller prendre part à une assemblée qui devait se tenir assez loin de là. Ils allaient adorer Dieu de la seule manière qui fût possible à l’Église réformée de France de le faire, dans ce dix-huitième siècle qui s’enorgueillissait cependant de ses lumières et de sa tolérance. Tous ces hommes connaissaient les peines cruelles attachées par les lois de leur pays à la satisfaction de leurs besoins religieux. Pour avoir assisté, ne fût-ce qu’une fois, à l’une de ces assemblées, un homme était condamné aux galères à perpétuité, une femme était emprisonnée pour le reste de ses jours, et un enfant, garçon ou fille, était enlevé de force à ses parents et élevé dans un couvent.

Malgré cela, chaque nouvelle assemblée voyait accourir tous les fidèles, depuis le vieillard appuyé sur son bâton jusqu’au petit enfant que l’on initiait aux privilèges et aux périls attachés à la célébration du culte au Désert.

Deux femmes, l’une âgée, l’autre très jeune et portant un enfant dans ses bras, parlaient ensemble devant la porte de la maison.

— Nous devrions bientôt partir, dit la vieille. Il fait si froid ici ! Vous devriez rentrer le petit.

— Oh ! il ne risque rien ; voyez comme je l’ai chaudement enveloppé. De plus il est, pour son âge, l’enfant le plus robuste de la paroisse.

— Comment l’appellerez-vous ?

— Paul, comme notre ancien, M. Paul Plans, qui a été un père pour nous tous. Sans lui, je ne sais trop ce que nous serions devenus l’hiver dernier, pendant que mon mari était en prison.

— Votre mari, le pauvre homme, a chèrement payé votre mariage au Désert.

— Et cependant, mère Bonin, quelles ont été ses premières paroles quand il fut remis en liberté et qu’il revint chez nous ? Il prit dans ses bras l’enfant que Dieu nous avait envoyé en son absence et me dit : «Femme, avec l’aide de Dieu, aucune autre main que celle qui a béni notre mariage ne baptisera notre enfant».

— Ce sera donc notre cher pasteur, M. Roux. Il sera, je crois, des nôtres ce soir.

— Je le crois aussi. Mais voici l’ancien, le père Brissac, il nous renseignera.

À cette époque-là, chaque paroisse protestante avait ses deux anciens, régulièrement choisis et nommés par le Synode.

En effet, un homme à cheveux blancs s’approchait, accompagné de sa femme, de leurs trois filles et de leur plus jeune fils.

— Bonsoir, Monsieur Brissac, dirent les femmes.

— Bonsoir, Madame Bonin ; bonsoir, Madame Chaumette, répondit le vieillard en se découvrant.

— Est-ce M. Roux qu’on attend ce soir ? demanda la plus âgée des deux femmes.

— Oui, si Dieu permet qu’il arrive jusqu’à nous. M. Plans est-il dans la maison ?

— Non, monsieur, le voilà là-bas qui parle à Jeannette.

Plans était le second ancien. Bien que jeune encore, il portait déjà les traces de la vieillesse. On disait alors que le Cévenol n’avait pas d’enfance : à douze ans, c’était un homme ; à quarante, un vieillard. Le visage ridé de Paul Plans portait une expression honnête et pensive. Il était auprès de sa fille, belle et sérieuse enfant d’une quinzaine d’années, quand son collègue s’approcha de lui.

— Pour sûr l’heure du rendez-vous n’est pas encore passée : voici Guillaume Vérien, le garçon le plus ponctuel de tout le pays, reprit Mme Chaumette, tandis qu’un jeune homme, à la figure pâle et au front étroit, s’avançait d’un pas rapide. Il salua ceux qui se trouvaient devant la porte et entra dans la maison.

— Voilà un garçon qui nous fait honneur à tous, dit Mme Bonin. Pauvre enfant ! Comme il est pâle. Il étudie trop. C’est grand dommage que ses parents le laissent aller à l’école de la paroisse ; mais les taxes sont lourdes, et tout le monde n’a pas le courage et la foi de votre mari, ma chère. On dit que Guillaume donnerait sa main droite pour étudier et devenir avocat ; mais qui lui délivrerait un certificat de catholicité, s’il était assez vil pour le demander ? Et, Dieu merci, il ne l’est pas. Ah ! c’est un brave enfant. Si seulement le mauvais garnement de notre cher M. Plans lui ressemblait.

— Oh ! mère, ne soyez pas si sévère pour René Plans. Je n’oublierai jamais comment il courut l’année passée sur la montagne à la recherche de l’agneau que nous avions perdu et avec quel empressement il venait de lui-même chaque jour, pendant que mon mari était en prison, pour nous puiser de l’eau et couper du bois.

— J’ignorais qu’il fût jamais allé quelque part de lui-même, si ce n’est à une mascarade. Il a terriblement chagriné son père, il y a deux ans, en se mêlant aux masques et en prenant part à leurs jeux impies.

— Je le sais trop bien, dit Mme Chaumette ; mais vous rappelez-vous quel aimable et gracieux enfant c’était il y a quelques années ? Ah ! c’était avant que sa bonne mère fût entrée dans son repos ! Quelle perte que celle d’une mère ! Mais où donc est-il ce soir ?

D’autres aussi se posaient la même question et non sans inquiétude. Enfin Paul Plans demanda :

— Mes amis, quelqu’un de vous a-t-il vu mon fils, ce soir ?

Tout le monde répondit négativement.

— Il y a quatre jours, reprit l’ancien, je l’ai envoyé à Privas. Il aurait facilement pu être de retour hier, et je l’attendais aujourd’hui au plus tard. Il connaissait nos projets. Dieu veuille qu’il ne lui soit rien arrivé.

Plans s’arrêta un instant, puis il ajouta

— Eh bien ! mes amis, l’heure est venue, partons !

Il y eut encore un court délai durant lequel les pasteurs s’assurèrent qu’aucun des fidèles n’avait sur lui une arme quelconque, car il était sévèrement interdit par les pasteurs de se rendre armé aux assemblées du Désert.

La longue procession se déroula alors le long des sentiers étroits et peu fréquentés conduisant vers les gorges profondes qui devaient, cette nuit-là, abriter le rassemblement des saints de Dieu persécutés. Par intervalle, on entendait retentir dans l’air tranquille de cette nuit d’automne, quelques strophes d’un chant solennel. Ce chant était repris par les habitants des hameaux environnants qui se rendaient par groupes isolés à la même assemblée.

Cette nuit-là, les cantiques de Sion étaient empreints d’un accent tout particulier de tristesse et de mélancolie.

Le 11 octobre, c’était un jeûne, non pas une fête, qui attirait les fidèles dans cette solitaire vallée des Cévennes, et la joie de se réunir une fois de plus était tempérée par de tristes souvenirs. Les protestants allaient passer, dans l’humiliation et la prière, le soixante-dixième anniversaire de la révocation de l’Édit de Nantes, fin d’une courte journée de prospérité douteuse et commencement d’une longue nuit d’angoisse, de tourments et de dure servitude.

 

3                    Chapitre 2 — Après l’Assemblée

Quel spectacle étrange offrit cette nuit-là un des ravins les plus silencieux et les plus désolés des Hautes-Cévennes ! Des voix rompirent le calme de ces solitudes et montèrent vers le ciel. Une foule nombreuse d’hommes, de femmes et d’enfants, assis, couchés ou debout, se pressaient au pied des rochers. Ils étaient immobiles et fixaient ardemment leurs regards sur le prédicateur qui pouvait être aperçu de tous de sa chaire de pierre.

La réunion durait depuis longtemps déjà, cependant les assistants ne manifestaient aucune fatigue : pas une paupière ne s’abaissait, personne ne paraissait sentir la froide gelée de la nuit. «La parole de l’Éternel était rare en ces jours-là».

Après une prière silencieuse, on avait prêté l’oreille à la lecture du saint Livre. Un millier de voix avait fait retentir les collines du chant des psaumes ; puis, pendant cinq quarts d’heure, les fidèles étaient demeurés suspendus aux lèvres du prédicateur, qui leur racontait comment le Seigneur Jésus avait, au désert, nourri la multitude affamée et leur rappelait qu’il était toujours le même et dressait encore dans le lieu désolé une table pour ceux qui désiraient se nourrir du pain de vie.

Dix-sept ans s’étaient écoulés depuis que le pasteur Jean Roux était entré dans le ministère, et jusqu’à ce moment-là il avait prêché Christ fidèlement et sans relâche dans sa province natale. Il avait été régulièrement investi de ses fonctions après avoir étudié à la Faculté de Lausanne et avoir reçu l’imposition des mains du corps des anciens. Dans le langage populaire, cette consécration était appelée : brevet de potence. Les lois, en effet, lois qui demeurèrent dans le Code jusqu’à la Révolution, vouaient au gibet tout ministre protestant surpris dans l’accomplissement de ses fonctions. Cependant la sombre perspective de ces persécutions n’empêcha point un grand nombre d’hommes de solliciter l’honneur d’annoncer l’Évangile, et Jean Roux, pasteur d’une église des Hautes-Cévennes, est l’un de ces courageux serviteurs de Christ dont le nom obscur sera peut-être oublié sur la terre, mais qui est inscrit dans les cieux.

Le sermon terminé, quelques enfants furent apportés afin qu’on leur administrât le baptême selon les rites simples et solennels adoptés dans l’église du Désert. Après cela vint la prière, dans laquelle des supplications étaient adressées à Dieu en faveur du roi, de toutes les autorités, — l’église persécutée n’oublia jamais de remplir ce devoir, — des personnes affligées, et de tout le peuple de Dieu.

Cette prière n’était pas encore terminée quand une partie de l’assemblée parut troublée par l’arrivée d’un retardataire. On trembla d’abord, puis une sourde irritation remplit les cœurs quand on reconnut le fils de Paul Plans, grand et beau garçon aux yeux noirs, frère jumeau de la grave Jeannette. Les paroles qui l’accueillirent après la prière ne furent rien moins que des éloges : «Te voilà, étourdi que tu es ! Quelle sottise viens-tu de faire ! René Plans, tu finiras mal si tu ne t’amendes !»

Le coupable parut embarrassé. Il regarda autour de lui dans l’espoir d’apercevoir son père auprès duquel il semblait désireux de s’excuser. Mais les anciens se préparaient maintenant à faire la collecte pour les pauvres, et René, faute de mieux, se tourna vers Mme Brissac :

— J’ai rencontré à l’auberge de Privas un jeune gentilhomme, officier de dragons, qui voulait me faire enrôler, bien que je n’aie pas l’âge. Il se rendait à Alais et m’a engagé à l’accompagner pour lui servir de guide. J’ai pensé qu’il n’y avait aucun mal à lui montrer son chemin jusqu’à Largentière. Je comptais, pour revenir, sur un raccourci qui, malheureusement, s’est trouvé le chemin le plus long que j’aie jamais suivi. Voilà la cause de ce retard que je regrette bien vivement.

La conversation fut interrompue par l’approche des collecteurs. Tout le monde donnait, même les plus pauvres. Mme Brissac avait deux couronnes en réserve pour cette réunion, et René, quelque léger qu’il fût, avait résisté aux tentations des boutiques de Privas pour conserver une livre. En la tirant de sa poche, il laissa voir une large pièce d’or qui éveilla la curiosité de Mme Brissac qui lui demanda d’où il la tenait

— Ce n’est pas un louis, Madame, répondit-il en la lui montrant, mais une médaille. Le jeune officier me l’a donnée quand nous nous sommes séparés en me disant : «Apportez ou envoyez-la moi, si vous avez besoin de mes services».

— Beaux discours et belles promesses ! Ces fiers gentilshommes en sont prodigues quand ils ont besoin de nous. Que ferait un officier de dragons si l’assemblée de cette nuit te mettait dans l’embarras ?

René défendit son nouvel ami avec une ardeur juvénile.

— Il me viendrait en aide, dit-il, il est plein de bonté et pas du tout fier. Vous seriez de mon avis si vous l’aviez vu.

— As-tu aperçu quelqu’une des sentinelles, en passant ? demanda quelqu’un.

— Oui, j’ai vu Guillaume Vérien. Il m’a dit que tout allait bien, mais je ne me suis pas attardé auprès de lui. J’avais déjà perdu une trop grande partie du service de cette nuit.

— Chut ! On va congédier l’assemblée.

Comme c’était jour de jeûne, le pasteur, avant de donner la bénédiction, récita une courte invocation composée pour des occasions semblables par le père et le restaurateur des églises du Désert, l’héroïque Antoine Court.

Les derniers mots de cette prière furent couverts par un long cri d’effroi, par la confusion et le bruit d’une fuite précipitée et par une décharge de mousqueterie. L’assemblée était surprise. Il serait difficile de dépeindre la scène qui se produisit alors. Les groupes de fidèles se dispersèrent soudain, s’éparpillèrent sur les montagnes et dans les vallées. Les soldats en poursuivirent quelques-uns et firent feu sur eux. Cependant ils ne cherchaient pas à faire des prisonniers. Tout leur désir était de s’emparer du pasteur, car sa tête était mise à prix : une récompense de mille couronnes était promise à celui qui le saisirait. Mais le troupeau, même dans ce moment de terreur, pensa à la sûreté de son berger plutôt qu’à la sienne propre.

La première pensée de René fut d’aller rejoindre son père et sa sœur, mais tout près de lui se trouvait la vieille Mme Brissac seule au milieu des femmes épouvantées. René prit sous sa garde ce groupe sans protecteur. Une force étonnante raffermit le bras du jeune homme, et un mâle courage remplissait son cœur tandis qu’il guidait, soutenait et parfois portait même tantôt l’une, tantôt l’autre des femmes, le long des sentiers escarpés qui conduisaient à leurs demeures.

— René ! René ! criait-on.

Tous levèrent vivement la tête et Mme Brissac, reconnaissant son fils, s’écria : C’est Jacques, Dieu soit loué !

— Nous sommes tous ici, Jacques ! s’écria René. Viens nous rejoindre. Le jeune Brissac arriva haletant : son visage était d’une pâleur mortelle.

— Le pasteur ? s’écrièrent les femmes.

— Sauvé, grâce à Dieu !

— Et ton père ? demanda Mme Brissac en tremblant.

— Mon père va bien... René, c’est le tien...

— Quoi ? s’écria René en lui serrant le bras, est-il pris ou blessé ?

— Blessé. Lui et quelques autres ont voulu parlementer pour donner au pasteur le temps de fuir ; les soldats ont fait feu, et une balle l’a atteint en pleine poitrine ; mais il vit.

Un cri déchirant s’échappa des lèvres de René.

— Chut ! René, fit Jacques. Hâte-toi ; tu peux encore arriver à temps.

Avec une force décuplée par le désespoir et qui semblait lui donner des ailes, René s’élança sur un sentier dont il n’aurait pas osé, en temps ordinaire, tenter l’ascension en plein jour.

— Descends, René, descends, tu n’arriveras jamais en haut, criaient les femmes. Mais René n’entendait pas, et quand, par un effort surhumain, il eut atteint le sommet, il ne savait de quel côté poursuivre sa course. Mais instinctivement il se dirigea avec autant de rapidité que ses jambes pouvaient le lui permettre vers le lieu où s’était tenue l’assemblée.

Il ne s’était pas trompé. Autour de l’ouverture d’une caverne, à l’entrée de la vallée, plusieurs hommes étaient debout. L’un d’eux s’avança et introduisit René dans la grotte.

La caverne était imparfaitement éclairée par une torche de résine qu’un des paysans tenait à la main.

Jeanne était là, pâle et immobile, le père Brissac aussi. Mais René ne vit rien, si ce n’est le visage du mourant. Il avait été déposé sur une couche formée de vêtements, sa profonde blessure avait été bandée et on avait humecté ses lèvres décolorées d’un peu de vin, mais tout cela sans résultat. René s’agenouilla à côté de son père et prenant dans ses mains la main glacée du martyr :

— Père, dit-il, parle, oh ! parle-moi une fois encore. Un mot, un seul mot !

Une faible pression de main répondit seule à ces paroles. Les lèvres de l’ancien devaient demeurer closes jusqu’au jour où les morts en Christ ressusciteront premièrement. Mais il y avait là Celui qui a dit : «Quand tu passeras par les eaux, je serai avec toi !» et qui tient ses promesses.

 

4                    Chapitre 3 — Après

 

Le groupe éploré, réuni autour de la couche mortuaire, n’avait pas de temps à perdre en vaines lamentations. Il fallait agir, et sans retard. La main de fer de la persécution s’appesantissait même sur les morts. Ces mots bénis : «Après cela ils ne peuvent plus rien», pouvaient s’appliquer à l’âme rachetée, mais non à la dépouille mortelle.

D’une voix brisée par l’émotion, le vieux Brissac dit à Jeannette et à René que leurs amis jugeaient prudent de déposer les restes de leur père vénéré à l’endroit même où il était tombé.

Les jeunes gens n’osèrent s’opposer à cette mesure et la douloureuse tâche fut bientôt accomplie. Une courte et fervente prière prononcée par M. Brissac, au milieu des assistants, composa toute la cérémonie funèbre. Puis ils laissèrent le défunt reposer avec son Dieu et retournèrent dans leurs chaumières d’un pas triste et lent.

Il s’écoula quelque temps avant que les protestants de Cros apprissent le sort de leurs amis des villages environnants. Pour eux, sans compter Paul Plans, ils avaient six blessés — dont trois femmes — et trois prisonniers, parmi lesquels Guillaume Vérien, la sentinelle. Une seconde sentinelle, d’un hameau voisin, avait été tuée. Le plan de l’attaque avait été habilement combiné et exécuté. L’approche des soldats n’avait pas été connue à temps pour donner l’alarme. Les protestants savaient cependant qu’ils n’auraient pas été surpris de cette manière s’ils n’avaient été trahis, et ils supposaient bien que le traître ne pouvait être qu’un des leurs. Mais les soupçons étaient encore vagues.

La sympathie la plus tendre et la plus effective fut témoignée aux deux orphelins. Les Brissac les recueillirent chez eux et le vieillard leur servit de père. Un jour, l’ancien prit René à part et lui dit : Mon fils, je ne voudrais pas accroître ton chagrin, mais je dois te dire que le curé s’est informé de ton âge et de celui de ta sœur.

— Mon âge ! monsieur Brissac, en quoi cela le regarde-t-il

— Tu as plus de quatorze ans, n’est-ce pas ?

— J’en ai plus de quinze.

— Cela pourrait bien ne pas l’arrêter, s’il se mettait dans l’idée de vous inquiéter.

— Voulez-vous dire que nous pouvons être enlevés de vive force et enfermés, moi dans quelque collège de Jésuites et Jeannette dans un couvent ? demanda René rempli d’effroi.

— Oui, dit M. Brissac. Votre seule présence à l’assemblée suffirait pour justifier votre arrestation.

— Oh ! ce serait affreux !... pour Jeannette.

— Et pour toi aussi, mon enfant.

— Ils ne m’enverraient jamais dans une maison de Jésuites ; mon bras est assez fort pour me procurer une place au banc des rameurs, dit René, tandis qu’un feu sombre jaillissait de ses yeux noirs.

— Mon pauvre garçon, tu as encore beaucoup à apprendre, dit Brissac en soupirant.

Cette nouvelle alarme vint arracher René à l’apathie qui le gagnait peu à peu.

— Je vois, dit-il avec animation, je vois ce que nous devons faire. Je suis grand et fort. Nous allons retourner chez nous. Notre maisonnette est bien solitaire, — sa voix trembla — nous y serons cachés et nos ennemis finiront par nous oublier. Dans le cas contraire, ils trouveront un homme et une femme à qui ils ne pourront faire embrasser la foi des meurtriers de leur père.

— Mon fils, je crois que tu as raison. Nous vous aiderons dans tous les travaux où vous ne pourrez suffire.

Les orphelins éprouvèrent un certain soulagement à retourner dans leur demeure. La douleur de Jeannette était profonde mais résignée, sa foi simple et vivante.

Tout autre était René. Il ne pleurait ni ne se lamentait, mais il nourrissait au fond de son cœur un amer désespoir. Il s’exagérait ses fautes, la dernière surtout, dont il n’avait pu obtenir le pardon. Il se répétait souvent : «S’il avait pu me dire un seul mot !... je supporterais mon chagrin». Mais il ne cherchait ni consolation, ni conseil. Il semblait qu’une seule nuit eût transformé l’insouciant garçon en un homme sombre et taciturne. Il vaquait à ses travaux journaliers avec l’application de l’âge mûr, mais sans l’élan et l’énergie qui appartiennent d’ordinaire à la jeunesse.

 

5                    Chapitre 4 — Sur la tombe

Les protestants avaient coutume de suspendre leurs travaux les jours des fêtes catholiques. Cette mesure de prudence leur était prescrite par les synodes. Les jeunes protestants de Cros profitèrent donc du jour de la Toussaint pour apporter à René et à Jeannette une provision de bûches de bois pour l’hiver. Ce n’était pas la première marque de sympathie accordée aux orphelins depuis leur retour chez eux. Jacques Brissac, en particulier, était plein de zèle pour leur venir en aide. Il ne se passait pas de jour sans qu’il prît le chemin de la maisonnette. Jacques et René étaient bons amis. Cependant ce n’était pas seulement pour voir son camarade que le premier s’accordait comme récréation, après son travail de la journée, une promenade d’une lieue.

Les deux amis se trouvèrent un instant seuls sous le hangar.

— René, dit Jacques, après s’être assuré qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait l’entendre, René, j’ai quelque chose à te dire.

— Quoi donc, Jacques ?

— Tu garderas fidèlement mon secret, n’est-ce pas ? Je sais, du moins je crois savoir, qui est le traître parmi nous. C’est un de nos voisins et même un...

— Arrête ! interrompit René avec véhémence, je t’en supplie, arrête ! N’articule pas son nom, Jacques ! je serais tenté de le tuer : il a vendu la vie de mon père !

Jacques, étranger lui-même à toute émotion violente, regardait son ami avec étonnement.

— Mon cher, dit-il, je n’avais pas la moindre intention de te faire de la peine. Tu devrais demander à Dieu le secours de son Esprit pour qu’il te préserve de toute mauvaise pensée. Rappelle-toi...

Jacques ne put achever.

— Le goûter est prêt, dit Jeannette, en se montrant sur le seuil.

Durant le frugal repas de châtaignes rôties, de fromage et de noix, arrosé de vin blanc, René ne laissa point percer son émotion. Mais, quand les hôtes eurent pris congé, et qu’il eut aidé à sa sœur à remettre de l’ordre dans la chaumière, René dit à la jeune fille :

— Je vais me promener, ne m’attends pas pour le souper.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle.

Pour toute réponse il se contenta de l’embrasser. Elle comprit et le regarda, les yeux pleins de larmes, s’éloigner rapidement.

Un épais brouillard descendait de la montagne et enveloppa bientôt René ; mais il ne s’en aperçut pas. Un seul lieu avait maintenant quelque attrait pour lui. Il l’atteignit enfin, se jeta sur l’herbe épaisse, parsemée de touffes de buis et de romarin, qui recouvrait la tombe de son père, et donna libre cours à sa douleur.

Pendant ce temps un voyageur, vêtu en paysan d’une grossière veste de serge, ayant un bâton à la main et un bissac sur l’épaule, arriva au même endroit. Ce n’était certainement pas le hasard qui l’avait amené là, car aucune route conduisant à une habitation ne traversait cette vallée retirée.

En apercevant René, l’étranger s’arrêta et parut un moment sur le point de passer outre. Si le chagrin du jeune homme eût été plus silencieux, le nouveau venu ne l’aurait pas troublé ; mais il connaissait la douleur sous toutes ses formes. Les sanglots convulsifs, l’agitation, l’attitude tout entière de l’affligé, lui fit deviner chez celui-ci un cœur insoumis. Il s’approcha et lui posa doucement la main sur l’épaule. René tressaillit, leva la tête et parut confus, puis irrité, car l’idée lui vint que quelqu’un du village l’avait suivi. Qui donc osait le troubler dans un pareil moment ? Mais un simple regard le convainquit qu’il avait affaire à un inconnu.

— Mon enfant, dit l’étranger, ce n’est pas ton père qui est couché là.

René se redressa et regarda de nouveau son interlocuteur. Le visage penché vers lui était encore jeune, mais les fatigues et la souffrance y avaient tracé des rides prématurées. Son expression dominante était la paix, non pas ce calme superficiel qui règne où il n’y a jamais eu de luttes, mais la paix profonde qui s’acquiert dans les combats et qui accompagne la victoire. Ses traits étaient beaux et nobles, René comprit que c’étaient ceux d’un homme en qui il pouvait avoir confiance. Le paisible regard de l’inconnu le captivait sans qu’il s’en doutât et apaisait son âme agitée.

Il répondit tristement :

— Monsieur, je suis René Plans ; c’est bien ici la tombe de mon père.

— Et cependant, il n’y a rien là, si ce n’est le vêtement devenu hors d’usage et mis de côté. Regarde plus haut, là où ton père est allé habiter auprès du Seigneur.

— Je sais qu’il est au ciel, mais cela ne me suffit pas, je ne puis me résigner à cette séparation.

— René, ton père n’est pas mort.

Le jeune homme ne répondit pas, et l’étranger reprit d’une voix douce et affectueuse

— Ne connais-tu pas Celui qui a dit : «Quiconque vit, et croit en moi, ne mourra point, à jamais ?

— Tout le monde dit cela, mais ces paroles n’ont aucun sens pour moi, dit René d’un ton amer. — Il lui était plus facile de découvrir à cet étranger qu’à ses anciens amis les ténèbres et l’incrédulité qui remplissaient son cœur.

— On me dit qu’il n’est pas mort, qu’il dort, comme si cela n’était qu’un sommeil ! Ceux qui dorment, on peut les éveiller ; s’il arrive qu’on soit demeuré en retard et qu’on n’ait pu leur dire : Bonne nuit ! ou pardon ! on se console dans la pensée que le matin sera bientôt là et que les torts de la veille seront réparés. Mais cet affreux abîme de la mort, pas un mot ne le franchit, plus de rapports avec ceux qui sont de l’autre côté ! nous écoutons et nous n’entendons rien ; nous regardons et nous n’apercevons rien. Partout le silence et l’obscurité. Oh ! monsieur, la mort est terrible !

— La mort est terrible, répéta l’inconnu et son regard disait qu’il l’avait vue face à face ; mais celui qui vit et croit en Christ ne mourra jamais.

— Oh ! je me rappelle ces mots et je les crois vrais. Je prononce des paroles vaines, blasphématoires peut-être ; mon père est dans la paix, je ne saurais en douter. Mais je l’avais affligé ; j’étais étourdi, insouciant ; je lui causais souvent de l’inquiétude. La veille de sa mort, je lui avais désobéi ; pour me passer une fantaisie, j’avais négligé ses derniers ordres, et maintenant je ne puis implorer son pardon, maintenant la tombe nous sépare.

— Tu as l’éternité devant toi. Vis donc ! afin que la bonne semence de ses enseignements porte des fruits en toi, pour la gloire de Christ.

— Et si j’étais parmi les maudits ? Des pensées coupables m’assiègent souvent quand je réfléchis à la trahison dont il a été victime. Il me semble quelquefois que la vie ne m’est utile que pour le venger.

René parlait avec une farouche énergie, laissant déborder tous les sentiments de son cœur dans un de ces soudains épanchements que provoque souvent chez les jeunes gens la tendre caresse d’une main amie.

— Tu sais qu’il est mal de se venger, que tu devrais pardonner à tes ennemis, et, ce qui est plus difficile, à ceux de ton père. Qui t’a appris cela ?

— Tout le monde le sait : «Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés».

— Tu as appris l’oraison dominicale au rebours ; tu es allé à la fin avant d’en connaître les premiers mots. Comment commence-t-elle ?

— «Notre Père qui es aux cieux», dit René machinalement.

— Apprends cela, dis : «Notre Père... mon Père» ; ce mot t’expliquera le reste.

René demeura un instant pensif, puis il reprit tristement :

— Je ne puis pas dire : mon Père. Cela peut être vrai, mais je ne le sens pas.

— Lève les yeux, le soleil est au-dessus de ta tête.

— Vous plaisantez, monsieur, le brouillard est épais, il n’y a pas de soleil aujourd’hui.

— Pas de soleil ! alors, comment se fait-il que tu voies mon visage ?... mon enfant, ceci est une image. L’amour de Dieu brille sur nous, autour de nous, bien que l’ignorance et le péché, ainsi qu’un brouillard, le dérobent à nos yeux. Néanmoins nous sommes certains de sa présence, car les choses terrestres elles-mêmes, qui ne sont qu’un faible reflet de cet amour ne pourraient exister sans lui. Si tu étais arrivé à temps pour te jeter aux pieds de ton père et solliciter son pardon, t’aurait-il repoussé ? Ton cœur répond non. Il aurait ouvert les bras pour te recevoir, et ainsi...

Les sanglots déchirants de René interrompirent ses paroles. La tempête se préparait depuis longtemps, elle fut violente. L’étranger n’essaya point d’arrêter ces larmes, il attendit que l’émotion s’apaisât d’elle-même. Alors il dit :

— Tu as raison de pleurer sur le trésor que tu as perdu ; tu n’en trouveras jamais un plus précieux sur la terre. Mais souviens-toi que l’amour de ton père n’était que l’ombre de celui qui accueillit l’enfant prodigue.

— Ah ! dit René à travers ses larmes, combien je désirerais que Dieu eût pitié de moi.

— Ce désir prouve qu’Il l’a déjà fait. Jamais encore personne n’a levé les yeux vers Lui sans avoir d’abord été l’objet de sa tendre sollicitude. Dis-moi, est-ce l’agneau égaré qui cherche le berger, ou le berger qui va à la recherche de son agneau ? Toi-même, n’es-tu jamais allé chercher une petite brebis perdue et ne l’as-tu pas trouvée, fatiguée, affamée, peut-être meurtrie ? Dès qu’elle t’a aperçu, elle s’est sentie sauvée et n’a plus eu qu’à se laisser porter sur ton épaule et ramener au bercail.

— Priez pour moi, monsieur le pasteur...

— Pour toi et avec toi, si tu le veux, répondit l’étranger. Et ils s’agenouillèrent sur l’herbe.

Ce fut pour René sa première prière réelle et fervente ; il ne put jamais s’en rappeler exactement les termes, mais il sentit qu’elle frappait directement l’oreille attentive du Père qui est aux cieux.

Quand ils se relevèrent, ils restèrent un instant silencieux. Tout à coup les yeux de René brillèrent d’une subite inspiration.

— Monsieur le pasteur, dit-il, puis-je vous adresser une demande ?

— Qu’est-ce qui te fait supposer que je suis un pasteur ? dit l’étranger au lieu de répondre.

— Oh ! il est facile de le deviner.

— Je ne le nie point et je crois pouvoir prévenir ta question. Tu allais me demander de quel droit, moi, un étranger, j’ai cherché cet endroit et suis venu le visiter comme la tombe d’un ami vénéré. Asseyons-nous sur cette pierre et je te le dirai.

Ils s’assirent et le pasteur reprit :

— Savais-tu que ton père avait été un des anciens choisis pour représenter les églises des Hautes-Cévennes au Synode général de l’année passée ?

Cette question n’était pas oiseuse. Les réunions du mémorable Synode de 1744 furent entourées de tant de mystère qu’un délégué aurait pu cacher, même à ses enfants, le vrai motif de son périlleux voyage. Mais René répondit :

— Nous le savions, monsieur, et par ses descriptions nous avons appris à connaître plusieurs des hommes vénérables qu’il y avait rencontrés.

— Il n’est pas étonnant qu’il aimât à s’étendre sur un pareil sujet, dit le pasteur avec enthousiasme. J’étais le plus jeune de cette assemblée, et cependant je n’espère pas en voir une semblable jusqu’au jour où je verrai la grande assemblée des premiers-nés, de ceux dont les noms sont inscrits dans les cieux. Il était là, celui que les enfants de nos enfants honorent comme le père des églises du Désert, M. Antoine Court, qui n’a pas reculé devant les dangers d’un long voyage pour venir de Suisse nous consoler et nous exhorter. Là se trouvait aussi notre bien-aimé M. Roger, l’apôtre du Dauphiné, dont la tête avait blanchi sous un labeur incessant de quarante années au service de son Maître. Son front est aujourd’hui ceint d’une bien plus précieuse couronne, celle du martyre.

— Mon père nous parlait souvent de lui, et nous connaissons le récit de sa mort : elle a été glorieuse, triomphante.

— Oui, dit le pasteur avec un peu de tristesse dans la voix, tous n’ont pas cet honneur. Ceux que Christ appelle à prendre leur croix et à le suivre marchent beaucoup plus près de lui. Ils mettent leurs pieds sur l’empreinte de ses pas ; ils boivent sa coupe. Leur joie dans cette communion est un mystère que peut connaître celui-là seul qui y participe. Nous qui suivons de plus loin, nous remercions le Seigneur de ce qu’il place sous nos yeux leurs sublimes exemples. Mais, reprit-il après une pause, c’est de ton père que je voulais te parler. Dans nos colloques, ses paroles étaient rares, mais toujours pleines de sagesse. Quelquefois, dans nos réunions du soir, il abandonnait sa réserve et causait librement avec quelqu’un de nous. Je me rappelle une de ces conversations qui peut avoir de l’intérêt pour toi.

— Oh ! dites-moi tout ce qui se rapporte à lui ! dit René d’un ton pressant.

— Un soir, comme nous parlions des souffrances que diverses familles ont subies pour l’amour de la vérité, il nous dit que trois de ses parents (*) — son père et deux de ses oncles — avaient péri sur la roue ou le gibet.

(*) Pierre, Étienne et Paul Plans.

— Je connaissais l’histoire de leur martyre lorsque je n’avais encore que six ans, dit René. Ils étaient tous ministres de l’Évangile. C’est Paul Plans qui était mon grand-père. Il fut exécuté à Montpellier, avec son frère Étienne, en 1692 ; mon père n’était alors qu’un enfant.

— Quelques-uns d’entre nous qui connaissaient la sagesse de ton père, reprit le voyageur, firent la remarque que lui-même aurait dû être pasteur. Il répondit avec modestie qu’il n’avait pas l’éducation nécessaire ; mais il ajouta : «J’ai un fils unique, un garçon vif et intelligent ; si Dieu voulait le prendre, le consacrer et l’employer à son œuvre, il accomplirait l’un des vœux les plus ardents de son serviteur». Voilà, René, les paroles que je l’ai entendu prononcer.

Les yeux de René se remplirent de larmes. Pendant un moment il demeura silencieux, puis levant la tête, il dit :

— Cependant ce n’est pas là ce que j’allais vous demander, monsieur. Où avez-vous l’intention de coucher ce soir ?

— Sous la voûte céleste, répondit gaiement le pasteur, comme si la bruyère était la couche la plus mœlleuse et le firmament l’abri le plus confortable que l’on pût désirer par une froide nuit de novembre. Il devait s’en contenter bien souvent.

— Non, monsieur, dit René, je vous en supplie, venez à la maison, vous y serez en sûreté, je vous le garantis. M. Roux et M. Gabriac ont passé plus d’une fois la nuit chez nous. Accordez-nous cette faveur, à ma sœur et à moi, pour l’amour de mon père.

Personne mieux que René ne savait ce que pouvait leur coûter l’hospitalité qu’il offrait ainsi.

Le pasteur considéra avec affection le jeune et beau visage tourné vers lui d’un air suppliant.

— J’accepterais avec joie ton offre généreuse, dit-il, mais je ne le puis. J’ai été mandé en toute hâte par mon ami, M. Gabriac, qui est malade et incapable de se rendre à diverses assemblées où il est attendu. Cros est bien en dehors de ma route, et j’ai déjà perdu ou du moins dépensé plus de temps que les circonstances ne me le permettaient. Maintenant il faut que je me hâte. Mais, René, veux-tu vraiment me rendre un grand service, quoiqu’il puisse t’en coûter un peu ?

— Oh ! monsieur, bien volontiers.

— Es-tu jamais allé à Saint-Agrève, dans le Vivarais ?

— J’y fus avec mon père, il y a deux ans ; j’en connais le chemin.

— N’as-tu pas remarqué, à deux lieues de la ville, une ancienne ferme, dans une vallée fertile, entourée de pommiers et de cerisiers ?

— Je ne me souviens pas de l’avoir vue, mais je la trouverai ; fiez-vous à moi.

— Tu demanderas le Mazet, la ferme de Jean Meniet, dit Rochette. Qui que ce soit te l’indiquera.

— Bien, monsieur, et ensuite ?

— Dis à Meniet ou à sa femme, mais à eux seuls, que celui qu’ils attendent ne peut y aller dans ce moment-ci ; qu’il sera auprès d’eux, Dieu voulant, au commencement du mois prochain. En faisant cela, René, tu épargneras à mes parents beaucoup d’anxiété. Ne me voyant pas venir et n’ayant pas de mes nouvelles au temps convenu, ils en concluraient qu’il m’est arrivé malheur.

— Je n’aurai jamais fait une commission avec plus de plaisir. Je vais partir sur-le-champ.

— Ne fais rien de semblable, dit le pasteur en souriant ; tu aurais à passer la nuit sur la route, tandis qu’en partant demain de bonne heure, tu pourras coucher au Mazet et revenir le lendemain, si tu parviens à échapper si tôt aux mains de mon beau-frère dont le plus grand plaisir est de recevoir des étrangers sous son toit.

— Êtes-vous sûr, monsieur, qu’ils comprendront ?

— Parfaitement sûr ; comme mot d’ordre, rappelle-leur ma devise : «L’Éternel est mon berger». L’étranger remercia cordialement René, puis se leva et se dirigea vers le couchant.

— Permettez-moi de vous accompagner un peu, dit le jeune garçon.

— Oui, mais seulement jusqu’au sommet de cette colline. Le voyage dont tu as bien voulu te charger est long et tu dois ménager tes forces pour demain.

René, bien qu’il fût lui-même un agile montagnard, eut de la peine à régler son pas sur le pas élastique du jeune pasteur. Ils atteignirent bientôt l’endroit où ils devaient se séparer. Ils s’arrêtèrent et le voyageur, montrant le paysage qui se déroulait autour d’eux, s’écria :

— Regarde, René !

La vue était ravissante, en effet. Le brouillard ne rampait plus sur la terre, il s’était élevé et formait dans les airs un vaste dais de nuages, et au travers d’une déchirure qui allait toujours s’élargissant, on apercevait le beau ciel cévenol, remarquable par son azur pur et foncé, comme si Dieu eût voulu porter la pensée de ses enfants persécutés sur la splendide demeure qu’il leur avait préparée dans les tabernacles éternels. À l’occident, le soleil triomphait du brouillard et se montrait pareil à un globe de feu, entre les nuages et les collines lointaines. Ses rayons obliques qui laissaient dans l’ombre une partie de la campagne, brillaient dans la vallée sur les feuilles humides des chênes verts et sur la tombe du martyr.

— Séparons-nous maintenant, René, dit le pasteur, suis l’exemple de ton père, mets ta confiance en Dieu, et le Seigneur sera toujours avec toi. Au revoir !

À ces mots, il partit ; mais se retournant aussitôt, il embrassa le jeune homme, selon la coutume patriarcale de ces paysans.

— Au revoir, monsieur, dit René ; et il ajouta en lui-même : où et quand ?

Il demeura un moment immobile, suivant des yeux son nouvel ami jusqu’à ce qu’il eût disparu, et prêtant l’oreille au chant de plus en plus faible du psaume par lequel le pasteur élevait son âme à Dieu tout en cheminant :

C’est mon berger qui me garde et qui m’aime... Dieu me conduit par sa bonté suprême ;

 

6                    Chapitre 5 — Le Mazet

René avait entendu bien des fois les vérités que le pasteur du Désert lui avait rappelées sur la tombe de son père. Depuis sa plus tendre jeunesse il savait par cœur cette incomparable révélation de l’amour divin que nous appelons la parabole de l’enfant prodigue ; mais maintenant ce message lui semblait venir directement de son Père céleste et lui être personnellement adressé.

Durant son voyage solitaire au Mazet, René eut le loisir de réfléchir sur ce qu’il avait entendu.

Le jour était sur son déclin quand René arriva devant le portail ouvert de la grande et belle ferme du Mazet. Plusieurs ouvriers se trouvaient dans la cour, et parmi eux un homme bien vêtu, aux épaules larges et à la voix forte, à la physionomie ouverte et franche.

— Est-ce là M. Meniet ? demanda René en le désignant à un garçon de ferme qui répondit par un signe affirmatif.

Le jeune homme s’approcha du fermier et lui dit tout bas :

— Monsieur Meniet, je suis porteur d’un message pour vous.

— Bien, mon garçon, débarrasse-t-en, dit le fermier sans baisser la voix.

— J’aimerais mieux vous parler ailleurs.

— Oh ! parfaitement ; entre.

En suivant Meniet dans la maison, René lui dit à voix basse :

— Je viens de la part de votre beau-frère, M. le pasteur.

Meniet, joyeusement surpris, saisit dans une de ses larges mains les deux mains de René, et posant l’autre sur son épaule, il l’introduisit dans la cuisine.

— Il est en sûreté, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

Meniet ferma soigneusement la porte, et dit aux personnes qui se trouvaient dans l’appartement :

— Voici un garçon que Majal a envoyé pour nous porter de ses nouvelles. Parle, mon enfant, il n’y a ici que des amis.

René se trouvait dans une salle simplement, mais convenablement meublée ; un feu, alimenté par de grosses bûches, flamboyait dans l’âtre, devant lequel se préparait le repas du soir. À côté du feu était assise une femme aux cheveux gris, aux yeux bruns et perçants, à la physionomie intelligente ; près d’elle se trouvait un rouet, et une petite fille d’une dizaine d’années l’aidait à y attacher de la laine. Un petit garçon beaucoup plus jeune, fidèle image de son père, était accroupi devant le feu et jouait avec un chien ; mais les yeux de René s’arrêtèrent surtout sur la figure douce et pensive de la femme de Meniet qui ressemblait d’une manière frappante à son frère, le pasteur du Désert. Elle était son aînée de plusieurs années ; mais les fatigues et les privations endurées par le jeune homme avaient rendu insensible cette différence d’âge.

— Quelle preuve nous donnez-vous que ce message est bien de lui ? demanda-t-elle en se levant et s’avançant vers René.

— Son mot d’ordre, madame : «L’Éternel est mon berger».

La confiance fut aussitôt rétablie. En entendant ces paroles, la petite fille s’approcha du messager, le visage rayonnant, et leva sur lui des yeux d’un bleu foncé comme ceux du pasteur. Le petit garçon prit aussi courage et se rapprocha à son tour.

Le jeune homme s’acquitta de sa commission, et aussitôt qu’il l’eut fait, il fut assailli de questions. «Comment se portait le pasteur ? Où s’étaient-ils rencontrés ? Que lui avait-il dit ? etc. »

René répondit à quelques-unes de ces demandes ; mais il crut pouvoir taire bien des choses dont le secret appartenait à lui seul. Lorsqu’il eut, autant que cela lui était possible, satisfait la curiosité de ses hôtes, il ajouta :

— Il a peu parlé de lui-même, et beaucoup de Dieu.

— Ah ! fit Isabeau, j’en suis persuadée. Vous n’auriez jamais pu mieux décrire mon frère que par ces paroles.

— Nous vous sommes bien redevables, jeune homme, quoique nous ne connaissions pas même votre nom, dit Meniet.

— Je m’appelle René Plans.

Ils connaissaient déjà la mort tragique de l’ancien, et ils éprouvèrent une grande pitié pour l’orphelin. La plus cordiale hospitalité lui fut accordée, car, comme l’avait dit Majal, Meniet ouvrait volontiers sa demeure aux étrangers, et l’étranger qui apportait de bonnes nouvelles était doublement le bienvenu. On le fit asseoir près de la table sur laquelle les meilleurs produits de la ferme furent placés.

Quelque triste que fût le cœur de René, il ne pouvait que s’épanouir dans une aussi douce atmosphère. Les trois dernières semaines, qui avaient paru surpasser en longueur tout le reste de sa vie, furent pour un moment presque oubliées, tandis qu’assis avec Claude sur ses genoux et Madeleine à côté de lui, il racontait à M. Meniet tout ce qu’il savait, et écoutait l’inépuisable récit des aventures audacieuses, des merveilleuses délivrances et du ministère fidèle et dévoué de celui qu’ils appelaient Majal. Majal était son nom de famille ; mais, selon la coutume du pays, ses parents eux-mêmes ne le désignaient que sous ce nom-là.

Durant cet entretien, Isabeau allait et venait dans la maison, elle préparait la chambre de René, servait ceux qui étaient à table, et de temps à autre laissait tomber dans la conversation quelques paroles qui dénotaient chez elle des pensées et des sentiments plus profonds que ceux de son mari.

Elle était secondée dans ses occupations domestiques par une femme âgée, d’un extérieur simple, que les enfants appelaient Babet et qu’ils paraissaient aimer beaucoup. Quoique traitée en tout comme une égale, cette femme était de fait une servante ; mais elle n’en portait pas le nom, car les lois défendaient aux protestants d’avoir dans leurs demeures des domestiques professant leur culte.

Un membre beaucoup plus important de la famille était la Rochette, la vieille mère de Meniet. Elle avait conservé sur tous les membres de la famille la même autorité que du vivant de son mari. Elle paraissait affectionner les fonctions de dictateur et de censeur, et les exerçait sans merci. René fut étonné de sa hardiesse quand il la vit se permettre de blâmer Majal lui-même qui, disait-elle, avait été plus d’une fois téméraire et n’avait dû son salut qu’à la Providence. Elle donna des ordres à Isabeau, gourmanda les enfants, signifia à Madeleine de mieux s’appliquer à son tricot, mit des limites à la consommation que Claude faisait de miel et d’amandes, et dit à son père qu’il ferait le malheur de ce garçon par son indulgence excessive. Enfin, au grand regret de René, elle donna le signal de la retraite, quoiqu’on ne fût pas encore bien tard, car, disait-elle, en citant le vieux proverbe :

Se lever à six, se coucher à dix,

Déjeuner à dix et dîner à six,

Vous feront vivre dix fois dix.

 

Obéissant à un signe de sa grand’mère, la petite Madeleine alla chercher la Bible d’Ostervald et la plaça devant son père qui lut un chapitre du Nouveau Testament et le fit suivre d’une fervente prière. Puis, tous ensemble, ils entonnèrent un des psaumes si chers aux huguenots.

René s’applaudit bientôt de ce que la Rochette les avait fait retirer de bonne heure. Isabeau le conduisit à la chambre d’amis, vaste salle où se trouvait un grand lit à colonnes avec des rideaux à personnages ; l’ameublement était en bois de chêne et comprenait un fauteuil sculpté, une armoire et un miroir.

— Est-ce que M. Majal couche ici, quand il vient vous voir ? demanda René.

— Oh ! non ; il y serait trop exposé. Cette chambre est très en évidence, et il serait difficile d’en sortir sans être aperçu. Si vous voulez, je vais vous montrer notre cachette.

René suivit la jeune femme au haut d’un escalier, puis au bout d’un long corridor. Là se trouvait une boiserie ; elle posa la main sur l’un des panneaux en tous points semblables aux autres, et l’ouvrit en touchant un ressort secret. Ils entrèrent et se trouvèrent dans un petit appartement qui recevait la lumière par une ouverture pratiquée au plafond. Cette chambre de prophète avait à peu près le même ameublement que celle de la Sunamite, mais il s’y trouvait de plus une bibliothèque cachée derrière les rideaux du lit qu’Isabeau retira afin que René pût examiner les livres du pasteur.

Sur les étagères on voyait, à côté de quelques recueils de psaumes et de chants sacrés, les œuvres de Drelincourt et d’Ostervald, les plus savants traités de Placette et de Jaquelot, les éloquents sermons de Claude, et un exemplaire de la chaleureuse adresse de Saurin à ses compagnons d’exil de la Haye. Les Pensées de Pascal avaient aussi leur place dans cette bibliothèque.

René, dont les connaissances étaient peu étendues, contemplait avec admiration et respect une si grande quantité de livres.

— Madame, dit-il, puis-je vous demander si, comme M. Majal, vous avez lu tous ces savants ouvrages ?

— Oui, répondit-elle, j’en ai lu quelques-uns pour mon plaisir et la plus grande partie pour faire plaisir à mon frère, parce qu’il aime à causer avec moi de ce qui l’intéresse.

Elle remit les livres à leur place et poussa de nouveau le lit devant l’étagère.

— N’allez pas supposer, René, ajouta-t-elle, que cette cachette ait été faite pour mon frère. Elle a été pratiquée il y a longtemps, dans les sombres jours qui suivirent immédiatement la révocation et elle a servi de refuge à plus d’un serviteur du Christ. Un jour le martyr Claude Brousson a couché ici ; il y a baptisé un petit enfant qui fut l’oncle de mon mari et lui a donné son nom. Depuis lors, il y a toujours eu un Claude dans la famille. Plus tard, M. Antoine Court s’est réfugié ici quand les soldats étaient à sa poursuite et qu’une récompense de dix mille livres était attachée à sa capture. M. Durand aussi et bien d’autres se sont retirés ici en des heures de péril.

René regardait autour de lui avec une sorte de vénération.

— Que de ferventes prières ces murs doivent avoir entendues ! dit-il. Madame, j’aimerais prier en ce lieu.

— Dans quel but, mon enfant ? Pensez-vous que les prières de ces hommes se soient arrêtées sur ces murs pour les sanctifier ? Mon frère dit qu’elles sont montées devant le trône de Dieu, d’où quelques-unes sont descendues chargées de bénédictions, tandis que d’autres pourront être exaucées plus tard.

— Mais, demanda René, est-ce que Dieu répond à des prières qui lui ont été offertes bien des années auparavant, quand ceux qui les lui ont adressées sont dans le tombeau ?

Il est inutile de rapporter la réponse d’Isabeau. L’orphelin laissait se manifester ses sentiments devant elle comme il l’aurait fait en présence de Majal. Il lui parla avec autant de liberté que s’il la connaissait depuis longtemps. Des questions sympathiques l’amenèrent à parler de sa maison, de sa sœur, de la chère mère qu’ils n’avaient point oubliée et même, d’une voix émue, du père qui venait de leur être ravi. Et alors, comme une tendre mère, la jeune femme le consola par des paroles empreintes d’une douce piété.

Ce soir-là, René s’endormit dans la chambre à donner du Mazet, le cœur plus léger que dans les heures les plus gaies de son enfance qui lui paraissait déjà loin. Il commençait à entrevoir dans l’avenir de saintes perspectives et un but élevé, préférables à tout ce que le monde offre de plus riche et de plus brillant.

 

7                    Chapitre 6 — Deux projets

René insista pour qu’on le laissât partir le lendemain, au grand regret de Meniet qui le pressait de rester chez lui une semaine au moins. Isabeau joignit ses instances à celles de son mari jusqu’au moment où René, qui fût resté volontiers s’il ne s’était agi que de lui, fit valoir l’inquiétude que ce retard causerait à Jeannette. Cette raison fut acceptée. On ne pouvait méconnaître la force d’un semblable motif.

Les enfants s’attachaient au jeune homme comme s’il eût été une ancienne connaissance. Il embrassa le petit Claude et semblait se disposer à prendre congé de Madeleine de la même manière, mais il se contenta de lui baiser la main. Le tendre respect avec lequel il le fit amusa beaucoup le fermier qui lui demanda en riant où il avait appris les manières de la cour. René rit à son tour, mais il répondit avec une certaine gravité

— Mademoiselle ressemble tellement à M. Majal, qu’il me semble le saluer lui-même.

Ses amis lui fournirent d’amples provisions pour la route et le pressèrent de revenir et d’amener sa sœur. Il le promit de grand cœur.

Il était tard quand il atteignit Cros. Il passa la nuit chez les Brissac et, le lendemain, retourna chez lui avec Jeannette qui était restée au village pendant son absence.

En route René et sa sœur semblaient avoir repris l’humeur qui leur était naturelle avant le douloureux événement qui avait rendu le joyeux garçon grave et silencieux et avait porté la sérieuse jeune fille à faire tous ses efforts pour l’égayer. René raconta sa réception au Mazet et dépeignit avec éloge chaque membre de la famille. Il appuya surtout sur leur amour pour le pasteur et parla avec enthousiasme des travaux, du renoncement et des périlleux exploits de celui-ci.

Jeannette écoutait d’un air distrait et ne répondait que par monosyllabes. René fut lent à s’en apercevoir et continua à parler jusqu’à ce qu’ils eussent atteint leur solitaire demeure. Quand ils entrèrent, il fut frappé de l’étrangeté de ses manières. Au lieu de reprendre sur-le-champ ses occupations, elle s’assit et se croisa nonchalamment les bras.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda René.

— Rien... As-tu remarqué comme les Brissac paraissaient affairés, ce matin ?

— Ils le sont toujours, mais il me semble, en effet, que les filles étaient plus occupées que d’ordinaire.

— René, Jacques s’en va.

— Vraiment, où va-t-il ?

— À Vernoux, pour se perfectionner dans la menuiserie.

— Il me semble qu’il la connaît suffisamment. Ton rouet est très bien arrangé, ce coffret qu’il t’a fait ne saurait être mieux réussi et ta petite table à ouvrage est un bijou.

— Cependant il n’a jamais eu de leçons. Tout ce qu’il sait, il l’a appris seul ou en regardant travailler le vieux Vidal. Mais Mme Brissac a un frère à Vernoux ; c’est un habile menuisier. Jacques va aller chez lui pour apprendre les parties les plus difficiles de son métier ; il s’établira pour son compte quand il reviendra.

— C’est une excellente idée. Combien de temps pense-t-il rester à Vernoux ?

— Peut-être un an... c’est bien long. Il sera censé l’associé de M. Lorin, à cause de l’édit.

Elle faisait allusion à un édit qui interdisait aux protestants de recevoir chez eux des coreligionnaires comme apprentis.

Mais la pensée de Jeannette ne s’arrêtait pas aux édits ; elle poursuivit avec hésitation :

— Frère, Jacques m’a parlé hier soir.

— De quoi ? demanda naïvement René.

— Que tu es nigaud ! les garçons ne comprennent jamais rien ! s’écria Jeannette avec un emportement qui était loin de lui être naturel.

René leva les yeux d’un air surpris ; mais à l’expression grave et émue du visage de sa sœur, il vit qu’il s’agissait de quelque chose d’important et il dit avec plus de sérieux :

— Que veux-tu dire, sœur ?

— Simplement ceci, répondit Jeannette en jouant avec les clefs qu’elle tenait à la main, Jacques désire t’appeler un jour... son frère.

— Oh ! Jeannette, s’écria René d’un ton de reproche. Vous auriez bien pu attendre un peu plus longtemps, lui avant de parler et toi avant de l’écouter.

Ces paroles lui étaient à peine échappées qu’il eût voulu les retirer. Jeannette cacha son visage. Ce n’étaient pas seulement des rêves de bonheur et de joie que provoquait, dans ces temps troublés, l’idée de mariage. La jeune orpheline sentait le besoin de l’approbation et des conseils que son frère seul pouvait maintenant lui donner. Mais il était silencieux, ne pensant qu’à lui-même. Jacques lui enlevait son plus précieux trésor.

— Et puis, tu n’es encore qu’une enfant, dit-il, suivant le cours de ses idées.

— Je suis très jeune, c’est vrai, et il y a peu de temps...

L’émotion l’arrêta. René vit qu’elle pleurait et, s’approchant d’elle, il lui posa doucement la main sur l’épaule. Ils restèrent quelques instants sans parler, puis Jeannette reprit :

— Il s’en va pour si longtemps, René, et c’est un si brave garçon !

— Oui, dit René d’un ton plus doux, mais sans entrer encore dans les vues de sa sœur ; oui, c’est un brave garçon !

Un frère parfaitement désintéressé se serait réjoui de ce que sa sœur avait trouvé un fiancé aussi convenable que Jacques Brissac, mais cela était difficile à René. Dans les tristes jours qui avaient immédiatement suivi la mort de son père, la seule chose qui lui eût conservé un peu d’énergie, c’était la pensée que Jeannette comptait sur lui pour être consolée, protégée, et même pour obtenir son pain quotidien. Maintenant un homme meilleur que lui se chargerait de ce soin.

La communication de sa sœur le rendit non seulement triste, mais encore de mauvaise humeur. Peut-être y avait-il au fond de son âme, sans qu’il s’en rendît compte, un léger sentiment de jalousie vis-à-vis de Jacques, qu’on lui avait souvent présenté comme un modèle de fils d’ancien.

Il ne fit qu’à Dieu la confidence des pensées qui remplissaient son cœur. Il ne lutta point seul, car il sentait maintenant qu’il avait un Père dans le ciel, et avec son aide il fut vainqueur de l’égoïsme et de la jalousie qui s’étaient emparés de son âme.

Il rentra tard ce soir-là. Jeannette avait préparé le souper et l’attendait sur le seuil, inquiète de cette absence prolongée. Il arriva haletant :

— Suis-je en retard ? demanda-t-il. Après avoir enfermé les moutons, j’ai couru au village pour serrer la main à Jacques et lui souhaiter toute sorte de bonheur. Je lui ai dit, ajouta-t-il en baissant la voix, qu’il avait choisi la meilleure fille de la paroisse.

Le visage de Jeannette s’illumina.

— Dans tous les cas il aura le meilleur des frères, murmura-t-elle en embrassant René.

Dès ce moment-là ils se comprirent, bien que peu de paroles fussent échangées entre eux. Une foule de circonstances auraient pu préparer René à la nouvelle de Jeannette, s’il avait été assez observateur pour les remarquer. Elle était dans sa seizième année, et les Cévenols étaient d’ordinaire fiancés assez jeunes. Mûris par la persécution, ils étaient précoces en tout. La vie et les joies étaient souvent pour eux de courte durée et toujours incertaines. Leurs sentiments étaient délicats, leurs affections de familles fortes ; leur attachement pour les leurs avait quelque chose de l’énergie de leur foi.

Durant les semaines qui suivirent, René sembla redoubler d’application au travail, mais se montra peu communicatif. Chaque fois qu’il avait un moment de loisir, il se rendait sur la tombe de son père, quelquefois pour y pleurer, toujours pour prier, et souvent durant le cours de la journée ce cri sortait du fond de son âme : «Seigneur, que veux-tu que je fasse ?»

Peu à peu ses idées, d’abord vagues, devinrent plus précises et s’arrêtèrent sur un projet qu’il devait maintenant faire connaître à sa sœur. Mais il allait lui en coûter pour révéler son secret, plus peut-être qu’il n’en avait coûté à Jeannette pour communiquer le sien.

Un mois environ après la visite de René au Mazet, le frère et la sœur étaient un soir assis ensemble. Jeannette filait et René lui cardait de la laine, à la lueur d’une petite lampe alimentée d’huile de noix. Tout à coup le jeune garçon leva la tête et dit :

— Jeannette, je crois que j’irai avec Jacques à Vernoux, mercredi.

— Malgré la neige ?

— Je ne cours pas plus que Jacques le risque d’être emporté dans un tourbillon, répondit René en riant, et si cela m’arrivait, ma mort serait moins à regretter que la sienne. M. Brissac m’a dit qu’il devait y avoir une grande foire à Vernoux, vendredi et samedi, et il me conseille d’aller y vendre un ou deux moutons. Un peu d’argent nous sera très nécessaire dans ce moment-ci. Tu as besoin de divers objets ; donne-m’en la liste, et je ferai de mon mieux pour te les procurer ; Mme Lorin ne refusera pas de m’aider à les acheter.

— Comme tu es devenu prévoyant, René ! oui, il nous manque plusieurs choses.

Jeannette fit alors l’énumération des emplettes à faire et prit soin d’en indiquer autant pour son frère que pour elle, car elle craignait qu’il ne fût tenté de prodiguer en sa faveur leurs minces ressources.

— Mais tu ne m’écoutes pas, dit-elle tout à coup, s’apercevant de son air distrait.

— Je pensais, dit René, combien j’aimerais aller de Vernoux au Mazet pour voir les Meniet.

— Je te le conseille ; tu as bien gagné un congé, et moi j’irai chez les Brissac, ou bien Aimée viendra ici.

— Jeannette, Jacques dit qu’il ne compte pas rester à Vernoux plus de six mois, et alors...

— Oh ! René, ne pense pas encore à cela ; tout est si incertain ! J’ai mis ma main dans celle de Jacques et nous nous sommes promis devant Dieu que, quoi qu’il arrive, nous n’irons jamais chez le curé. Peut-être resterons-nous très longtemps sans avoir de pasteur, et d’ailleurs bien d’autres difficultés peuvent se présenter.

— Que cela ne t’inquiète pas, petite sœur ; le père Brissac est très ingénieux. N’a-t-il pas déjà marié trois de ses fils et une de ses filles au Désert ? et je n’ai pas entendu dire qu’ils aient eu à payer une seule amende.

— C’est vrai, mais alors nous avions des jours relativement paisibles. Les choses ont bien changé depuis l’an passé ; les fidèles sont harcelés et tourmentés de toutes les manières. Nous n’entendons parler que d’amendes et d’emprisonnements, d’hommes envoyés aux galères, d’assemblées dispersées par les dragons.

René reprit avec quelque hésitation :

— Ce n’est pas uniquement pour mon plaisir que je vais au Mazet.

— Tu n’aurais pourtant pas une autre commission à y faire ? demanda Jeannette ; mais je suis bien aise que tu y ailles.

Ces paroles étaient sincères, car la jeune fille savait que depuis sa visite au Mazet la physionomie de son frère n’avait plus eu cette expression de désespoir qui auparavant lui brisait le cœur.

René posa la laine qu’il cardait, mit une bûche au feu, puis se leva et se tint debout devant la cheminée en évitant de regarder sa sœur.

— Il faut que je revoie M. Majal, dit-il.

— Le trouveras-tu au Mazet ?

— On me dira où il est ; j’ai besoin de ses avis et de son secours.

— Pourquoi ne cherches-tu pas plutôt l’aide et les conseils de notre bon pasteur, M. Roux ? Il était l’ami de notre père, tu sais qu’il nous a tenus tous les deux dans ses bras quand nous étions petits, et, lorsque nous avons été plus grands, c’est lui qui nous a instruits.

— Il est inutile que tu me rappelles cela, Jeannette, interrompit René avec décision. Je ne pourrais jamais parler à M. Roux ni à M. Brissac.

Puis, après une légère pause, il reprit avec plus de calme :

— Te souviens-tu de ce jour, il y a bien longtemps, où notre mère nous montra l’épée de son père ?

— Oui, je m’en souviens.

— Elle me dit qu’il y avait une épée bien préférable à celle-là, une épée que le père de mon père avait maniée avec un grand courage. «J’espère qu’un jour, ajouta-t-elle, tu suivras son exemple».

— Elle voulait parler de l’épée de l’Esprit, de la Parole de Dieu, dit Jeannette.

— Quelque étrange que cela puisse paraître, mon père formait le même souhait. Au synode, il dit — et M. Majal l’entendit — que son vœu le plus ardent était que son fils unique devînt un ministre du Saint Évangile.

Jeannette repoussa brusquement son rouet et regarda le jeune homme d’un air consterné.

— Mon frère bien-aimé ! s’écria-t-elle, les yeux pleins de larmes, je t’en supplie, prends garde ; tu peux te faire illusion. Réfléchis à ce qu’il t’en coûtera ; demande-toi si tu es qualifié pour une si grande tâche. Il me semble, pardonne-moi, frère, que c’est presque de la présomption.

— C’est bien possible ; Dieu seul le sait, dit humblement René.

— Tu as peu d’instruction, tu n’aimes pas l’étude ; penses-tu que messieurs les pasteurs te donneront la lettre de recommandation sans laquelle tu ne peux entrer à l’académie de Lausanne ?

— Je suis assuré que non, et je n’ai pas l’intention de la leur demander.

— Alors que comptes-tu faire ? dit Jeannette étonnée.

— Aller trouver celui qui m’a apporté ce message d’outre-tombe, solliciter la permission de le suivre, de travailler pour lui, de le servir comme un fils et de recevoir ses instructions comme il reçoit lui-même celles du Seigneur !

— René, puis-je te dire tout ce que je pense ?

— Certainement.

— Eh bien ! j’espère que M. Majal, qui, d’après tout ce que tu m’as dit de lui, doit être un homme très sage, te conseillera d’attendre et de consulter tes anciens amis.

Ces paroles étaient raisonnables ; mais ce n’était pas précisément de la raison que René se préoccupait en ce moment-là. Il ne savait pourquoi, mais il sentait instinctivement que Majal le comprendrait.

— Je sais qu’il me recevra, dit le jeune homme avec confiance, et tu n’en douterais pas non plus si tu le connaissais.

— Alors, promets-moi que tu te soumettras à sa décision quelle qu’elle soit, dit Jeannette croyant entrevoir un rayon d’espérance.

— Soit, je te le promets. Je suis prêt à lui obéir en toute chose. Ce qu’il me conseillera, je le ferai.

— Je ne puis oublier, reprit tristement Jeannette, que le jeune Morel a été condamné aux galères à perpétuité parce qu’il avait suivi son oncle, le ministre, comme tu te proposes de suivre M. Majal. Les yeux noirs de René étincelèrent.

— Tu as bien mauvaise opinion de moi, dit-il, si tu supposes que la perspective des galères me fera reculer.

— J’ai une très haute opinion de ton courage, mon frère, mais le courage ne suffit pas. Un homme doit bien connaître Dieu avant de prétendre, je ne dis pas souffrir pour lui, mais parler en son nom.

— C’est vrai, répondit René ; mais je m’efforce d’apprendre.

L’un et l’autre restèrent un instant silencieux. René, ayant dit tout ce qu’il croyait nécessaire au sujet de son dessein, chercha à détourner la conversation.

— Que me disais-tu en soupant, à propos des Vérien ? demanda-t-il.

— Ils ont quitté le village et leur maison est à vendre. Jacques songeait à l’acheter ; elle est si bien située pour un atelier ! mais M. et Mme Brissac désirent qu’il... que nous demeurions avec eux.

— Je le sais, j’en ai parlé à Jacques, et je l’ai prié de faire de ceci sa demeure et la tienne.

— Je te reconnais bien là, mon frère, dit Jeannette avec émotion. Toujours bon et généreux ! mais Jacques n’y consentirait pas, ni moi non plus ; nous serions injustes à ton égard.

— Comment donc ? et que ferai-je de la maison ? Mais naturellement vous devrez vous conformer au désir de Brissac. Maintenant, pour en revenir aux Vérien, il me semble qu’il y a là-dessous quelque mystère.

— Oui, un bien triste. Jacques se doutait, il y a un mois, de ce que tout le monde sait aujourd’hui que c’est Guillaume Vérien qui a trahi, la nuit où nous sommes devenus orphelins.

— Le lâche ! le vil scélérat ! Je n’ai jamais pu souffrir son air narquois et patelin, son regard oblique. Il a mérité le châtiment de Judas, et il le recevra.

René s’arrêta un instant, puis il reprit avec plus de calme :

— Laissons cela entre les mains de Dieu, et puisse-t-il lui pardonner ! Mais comment l’a-t-on su ?

— Jacques m’a dit que le cordonnier de Nérac, qui fut pris cette nuit-là, avait été relâché en payant une amende, grâce aux bons offices de son cousin, le consul. Il a apporté la nouvelle que Guillaume n’est ni en prison, ni aux galères, mais qu’il étudie le droit à Toulouse où toutes ses dépenses sont payées.

— Alors ce n’est que trop vrai. «Que celui qui est debout prenne garde qu’il ne tombe».

 

8                    Chapitre 7 — Un sanctuaire dans la forêt

Une neige épaisse recouvrait les sentiers que Jacques et René avaient à suivre. Mais ils étaient jeunes et forts, et s’inquiétaient peu du froid et des difficultés de la route. Ils atteignirent sans encombre Vernoux où ils furent cordialement reçus par l’oncle de Jacques, Pierre Lorin. Il était dans l’aisance, malgré sa nombreuse famille. Son fils aîné avait épousé depuis peu la fille d’un magistrat, par l’influence duquel il avait obtenu la garde de l’une des portes de la ville. Son emploi lui donnait la jouissance d’une vaste maison, près des murs, dans laquelle il installa ses parents. Mais ces avantages avaient été achetés au prix de honteux sacrifices. Il s’était marié à l’église et auparavant s’était confessé, avait abjuré verbalement l’hérésie et acheté le certificat de catholicité, sans lequel il ne pouvait exercer aucune fonction civile ou municipale. Il est vrai qu’au fond il était demeuré tout aussi protestant que jamais ; mais un homme ne peut parler ou agir avec fausseté sans s’avilir.

René, dans toute la ferveur de son premier amour, trouvait les Lorin et les autres protestants de Vernoux froids et indifférents. Ce qu’on appelait alors le nicodémisme était largement pratiqué parmi eux ; ils craignaient de manifester leur foi. Dans chacun des actes de leur vie, ils transigeaient avec leur conscience. Les mariages et les baptêmes à l’église étaient fort communs. On prétendait, non sans quelque apparence de raison, qu’ils étaient inévitables.

La foire se termina le samedi de bonne heure ; mais il devait y avoir des divertissements dans la soirée, et les Lorin firent souper leurs hôtes, venus de la campagne, de manière à ce qu’ils pussent y prendre part. René se serait volontiers passé de la fête pour continuer son voyage vers le Mazet, mais comme cela l’eût obligé à voyager le dimanche, il différa son départ jusqu’au lundi matin.

Il était assis à table à côté de Jacques et lui parlait de Jeannette et de ses achats, quand quelques paroles prononcées par un des convives attirèrent son attention.

— Dans toute autre circonstance, mon frère, je serais heureux de rester, disait cet homme que Lorin avait sans doute engagé à demeurer à Vernoux, mais ce soir !... pas même quand tu me donnerais tes deux mains pleines de louis. Il n’y a ici que des amis ?... C’est ce que je pensais. Eh bien messieurs, demain, au lever du soleil, une assemblée doit se tenir près du grand orme. J’ai promis à ma femme et à mes filles de les y conduire, et ce que vous auriez de mieux à faire, vous tous qui êtes ici, ce serait d’y venir avec nous.

Différentes excuses furent mises en avant ; n’était-ce pas naturel ? Ces hommes et ces femmes aimaient mieux passer cette nuit de décembre dans leurs demeures bien closes que de gravir péniblement les sentiers de la forêt, se tenir debout dans la neige, et s’exposer à être faits prisonniers ou à subir le sort de Paul Plans.

Mais aucun prétexte ne trouvait grâce aux yeux d’Étienne Lorin.

— Si vous saviez quelle joie et quelle consolation vous y goûteriez, dit-il, pas un de vous ne manquerait de s’y rendre. Que craignez-vous ? est-ce le froid qui vous arrête ? Vous y seriez moins sensibles si vos cœurs brûlaient au-dedans de vous comme ceux des disciples que le Seigneur rencontra sur le chemin d’Emmaüs. Craignez-vous la fatigue Vous l’oublierez bientôt en pensant au repos que Dieu donne à ceux qui sont travaillés et chargés. Craignez-vous les dragons, la prison, les galères ? Écoutez seulement notre pasteur parler du Sauveur, et alors, aller avec Lui en prison ou à la mort vous paraîtra chose aisée.

Ces exhortations furent vaines. Se levant de table le paysan prit congé de la famille de son frère. René se leva en même temps et s’approcha de lui :

— Monsieur, lui dit-il, je vous accompagnerai si vous le permettez.

— Quoi, mon garçon, es-tu disposé à te priver de la fête ?

— Je n’y tiens pas ; je préfère même ne pas y assister. Je vais lundi à Saint-Agrève.

— Très bien, alors viens ; tu te reposeras ce soir chez moi, et demain tu pourras aller à Saint-Agrève après l’assemblée qui se tiendra précisément sur ton chemin.

René accepta l’offre avec reconnaissance et salua affectueusement ses hôtes et Jacques Brissac. Quand il quitta Vernoux en compagnie de son nouvel ami, des nuages chargés de neige obscurcissaient le ciel et quelques flocons commençaient à tomber.

— C’est de mauvaise augure pour demain matin, dit Étienne Lorin en s’enveloppant de son manteau.

— Je crains que cela ne compromette l’assemblée, dit René.

— Pas de danger ! on attend M. Désubas.

— Est-ce le pasteur dont vous parliez tout à l’heure ? Je n’avais jamais entendu prononcer ce nom.

— Cela prouve que tu n’habites pas le Vivarais. Il n’y a pas de nom plus vénéré dans tout le pays. Il est sans cesse l’objet des plus ardentes prières et des plus sincères bénédictions.

— Halte-là ! père Lorin ; attendez un ami qui fera route avec vous, cria une voix derrière eux. Ils se retournèrent ; un homme jeune et de haute taille pressait le pas pour les rejoindre. Il avait un bâton à la main et ses longs cheveux flottaient sur ses épaules.

— Il n’est pas dans vos habitudes, père Lorin, de partir d’une ville sans avertir vos amis, et de les laisser courir après vous et vous atteindre comme ils le peuvent.

— Il n’est pas dans vos habitudes, Jean Desjours, de vous laisser devancer par qui que ce soit, répondit Lorin en riant. On vous voit toujours le premier au combat, à la fête et au prêche.

— Rendez-moi la justice d’ajouter que depuis bien longtemps vous ne m’avez vu ni à la fête ni au combat. De quoi parliez-vous quand je me suis approché ?

— De quoi pourrions-nous parler ce soir, Jean ? Voici un jeune montagnard de bonne famille, un fidèle, qui entend le nom de Désubas pour la première fois.

— Est-ce possible ? s’écria Desjours levant sa casquette et s’adressant à René.

— Je viens des Hautes-Cévennes, dit celui-ci.

— Eh bien ! Desjours, dit Lorin, voilà une bonne occasion d’exercer votre éloquence. Nous avons deux longues heures devant nous, employez-les de votre mieux.

— Vous vous moquez de moi, père Lorin ; la parole est un outil que je ne sais pas manier. Je ne suis qu’un pauvre garçon sachant à peine lire et écrire.

— Mais qui a la langue aussi déliée que la main et le pied.

— Je mettrais beaucoup plus souvent ma main et mon pied au service de M. le pasteur, s’il voulait me le permettre ; ma langue est un pauvre instrument. Cependant si votre ami désire entendre... Et sans achever sa pensée :

— Voyez-vous, dit-il en se tournant vivement vers René, voyez-vous, je suis né là-bas, près de Bruzac. Mon père — un homme honnête et pieux — avait une petite vigne qui produisait de beaux raisins ; il avait aussi quelques pommiers et une maison. Mais il fut emporté par la fièvre, il y a sept ou huit ans, et ma mère le suivit de près dans la tombe. J’étais leur fils unique. Cette double perte fut pour moi une bien grande épreuve ; mais avec le temps je trouvai des consolations. J’étais insouciant et léger ; j’aimais la danse et les autres divertissements ; j’aimais surtout à montrer mon adresse dans la lutte et je me plaisais à harceler les taureaux sauvages de la Camargue. Je ne manquais pas l’occasion de me rendre à une assemblée, non pas pour y entendre le prédicateur, mais pour y chercher de périlleuses aventures. Un peu plus tard, je rencontrai une personne qui m’inspira une vive affection ; sans sa présence, danses et fêtes n’étaient plus rien pour moi. Tout marchait selon mes désirs ; Toinette connaissait mon amour et ne le repoussait pas. Elle était catholique, mais ni l’un ni l’autre nous ne nous mettions en souci de la différence de religion. Je blanchis et ornai ma maison ; je la meublai de mon mieux, car je voulais conduire la plus jolie fiancée dans la plus jolie demeure du pays. En une heure tout fut emporté ; je ne fus plus qu’un misérable paria, sans autre avoir que mon bissac et mon bâton.

— En une heure ! comment cela ?

— C’était l’effet de la loi. Mon cousin avait réclamé, comme héritier légitime de mon père, tout ce que je possédais. Mes parents avaient été mariés au Désert, et un tel mariage ne vaut pas le papier du registre sur lequel il est écrit. Devant cette loi barbare je n’existe pas.

— Seul un coquin pouvait tirer avantage de cela, dit René.

— Je ne craignis pas de le dire et d’accabler mon cousin de malédictions, Dieu me pardonne ! Catholiques et protestants me plaignaient et trouvaient honteuse la conduite de Philippe. M. Afforty, le juge de Vernoux, que sa charge obligeait à exécuter la loi, ne cacha pas sa sympathie pour moi et son mépris pour mon cousin. Il en référa même aux jurisconsultes de Toulouse ; mais que pouvaient-ils y faire ? La loi était formelle. Mon bâton à la main et sans oser jeter un regard derrière moi, je franchis le seuil de la maison de mon père. Vous devinez le reste. Qu’avais-je à attendre ? Toinette n’est pas à blâmer, ses parents non plus. Ils ne pouvaient donner leur enfant à un individu sans sou ni maille. Elle est maintenant dans un couvent. Chaque jour je demande à Dieu de la bénir.

— Et vous, comment avez-vous pu supporter de tels malheurs ?

— Découragé, désespéré, je me serais jeté tête baissée dans les plus grands dangers. Je n’avais plus rien à perdre, pas même un nom. Quant à ma vie, je l’aurais donnée pour deux liards. Ce fut dans ces dispositions que j’assistai à une assemblée. M. Désubas, alors jeune proposant, prêchait dans ces quartiers pour la première fois. «Voilà, pensai-je, un homme à peu près de mon âge, comme moi sans feu ni lieu, quoique la loi qui m’enlève tout ait la gracieuseté de lui offrir une corde et six pieds de terre dans le coin des excommuniés». Je l’observai quand il se leva pour parler. Son visage exprimait la paix et même la joie. Il n’était pas, comme moi, lassé de vivre ; il paraissait apprécier l’existence comme un don de Dieu. Je l’écoutai, et en l’écoutant j’oubliai qu’un homme me parlait ; je me sentais en la présence de Dieu. Jusqu’alors je n’avais été qu’un pharisien. À défaut d’autre sujet d’orgueil, je m’étais fait un mérite de mes souffrances. N’étais-je pas un des fidèles, dépouillé de tous mes biens à cause de ma foi ? Avant que M. Désubas eût fini de parler, j’étais le péager, n’osant élever mes regards vers le ciel et m’écriant : «Ô Dieu ! sois apaisé envers moi qui suis pécheur». J’étais malheureux, mais moins que lorsque, défiant Dieu et les hommes, je me vantais de mon intégrité et faisais pleuvoir d’affreuses malédictions sur ceux qui m’avaient fait tort. Mes péchés torturaient mon cœur plus que ne l’avaient fait mes chagrins ; mais alors c’était au Dieu miséricordieux et non à l’homme que j’avais affaire. C’est ce qui me rendit l’espoir.

Je m’attachai aux pas du jeune pasteur, espérant que Dieu me parlerait de nouveau par sa bouche. Il le fit. Par une douce et claire nuit d’été, M. Désubas nous entretint de l’amour de Christ, de cet immense amour qui le porta à descendre du ciel pour venir nous chercher, à donner sa vie pour la nôtre afin de nous ramener à son Père. Il dit que son Père lui-même nous aime, attend notre retour et veut nous accueillir dans sa demeure. Cela était pour moi. C’était moi qui étais ainsi aimé d’un amour infini. À partir de ce moment je ne fus plus désolé, plus affligé. Bien que je ne fusse qu’un vagabond, un paria, j’avais dans la demeure de mon Père la place d’un fils et un nom qui fera ma gloire durant l’éternité. Quand vint le matin, j’étais seul sous un châtaignier. Je sortis de ma poche le Nouveau Testament de ma mère, et je trouvai, non sans quelque difficulté, les paroles qui avaient servi de texte au prédicateur : «Personne n’a un plus grand amour que celui-ci, qu’il laisse sa vie pour ses amis». Je le marquai avec du sang, car je n’avais ni encre ni crayon ; puis je m’agenouillai pour remercier Dieu, et je retournai au village en chantant.

— Et après cela, dans quels termes avez-vous été avec Philippe ? demanda Lorin.

— La première fois que je l’ai rencontré, je lui ai tendu la main.

— Cela ne m’étonne pas de votre part ; vous êtes pressé en tout.

— Cela est possible ; mais, père Lorin, savezvous ? Philippe lui-même sera au prêche demain matin.

L’air triomphant avec lequel Desjours annonça cette nouvelle provoqua une plaisanterie de la part de Lorin.

— Vous vous attendez sans doute à ce que l’éloquence de M. Désubas touche tellement son cœur qu’il se repente et vous rende votre héritage ?

— Non, je m’attends à mieux que cela : à ce qu’il partage avec moi l’héritage incorruptible que le Seigneur réserve aux siens.

Ils marchèrent un moment en silence, puis Lorin s’écria :

— Mes amis, nous y voici ! Et il indiquait du doigt une lumière placée derrière la fenêtre d’une petite maison, pour guider leurs pas sur la neige.

Bientôt ils furent accueillis par la femme et les filles de Lorin, qui avaient préparé pour les recevoir un grand feu et un bon repas. Il était évident que Desjours était dans cette maison un hôte habituel et toujours bienvenu.

Après le souper, la famille se retira, laissant Desjours et René se tenir mutuellement compagnie auprès du feu. Quand ils furent seuls, Jean prit un Nouveau Testament et montra à René le verset marqué avec du sang. Le passage suivant était souligné au crayon. Desjours le lut à haute voix : «Vous êtes mes amis», et il ajouta :

— C’est M. Majal qui l’a marqué en me disant : «Voilà votre héritage et le mien».

— M. Majal ! s’écria René. Alors vous le connaissez aussi ?

— Si je le connais ! de qui donc vous ai-je parlé toute la soirée ?

— De M. Désubas.

— Mais c’est le même. Pour les fidèles, il est Majal, Désubas ou Lubac. Majal est son nom de famille, Désubas celui de son village.

— C’est lui que je cherche, dit René d’un ton joyeux. Pensez-vous que je pourrai lui parler demain après l’assemblée ?

— Certainement ! si vous avez la patience d’attendre ; il y a toujours beaucoup de personnes qui désirent s’entretenir avec lui. Nous attendrons ensemble ; je serais au désespoir si je devais m’en retourner sans lui serrer la main.

Ils causèrent encore longtemps. Desjours, de dix ans plus âgé que son compagnon, eut le plus souvent la parole. Enfin René s’endormit du sommeil profond et sans rêves de la jeunesse, qui lui parut n’avoir duré que quelques minutes, quand il fut réveillé par Desjours. Celui-ci, penché sur son compagnon, une lanterne à la main, l’engagea à se hâter s’il ne voulait pas arriver trop tard au sermon. En un instant René fut sur pied.

«Aujourd’hui, je verrai M. Majal». se dit-il avec bonheur.

Les Lorin et leurs amis prirent à la hâte quelques provisions pour les manger après l’assemblée, et, munis de bâtons et de lanternes, ils s’avancèrent dans la profonde obscurité d’une nuit de décembre. La neige tombait encore, et le sentier à travers le bois eût été difficile à distinguer même en plein jour. Lorin, bûcheron dès sa jeunesse, qui connaissait chacun des arbres de la forêt, comme un homme connaît ses amis d’enfance, avançait en éclaireur, donnant le bras à sa femme. Desjours suivait, escortant Marie, et René fermait la marche avec Jacqueline, la plus jeune des filles de Lorin. Cependant Desjours finit par se trouver en tête de la petite troupe. La première place semblait lui appartenir de droit, et ce fut lui qui, dans un moment de perplexité, alors que Lorin lui-même voyait son expérience lui faire défaut, s’écria :

— Nos amis sont là, écoutez, ils chantent un psaume.

Il était facile de comprendre d’où venait le son, et la petite caravane avança avec un nouveau courage.

— Marchons plus vite, dit Lorin quelques minutes après, je crains que nous ne soyons en retard, le jour paraît.

La neige avait cessé de tomber, et la pâle clarté de l’aurore augmentait d’instant en instant. René pensa en frissonnant à cette autre matinée dans laquelle, deux mois auparavant, s’était accompli un événement si douloureux. Comme ils approchaient de l’endroit où l’assemblée était réunie, ils purent distinguer les paroles du psaume que l’on venait d’entonner :

 

Roi des rois, Éternel, mon Dieu

Que ton tabernacle est un lieu

Sur tous les autres lieux aimable !

 

Une clairière qui avait déjà plusieurs fois servi à cet usage, avait été désignée pour le lieu de réunion. La foule était compacte quand les Lorin arrivèrent ; mais Desjours parvint à découvrir un tronc d’arbre couché sur le sol ; il y étendit son manteau et y fit asseoir les femmes. Pendant ce temps, le chant avait cessé.

— Nous sommes sans doute en retard ? demandèrent les nouveaux venus à ceux qui les entouraient.

— Non, le pasteur n’a pas encore paru.

— Pas encore, s’écria Desjours ; c’est étrange, il est toujours si exact !

Des conversations s’établirent entre les amis pour qui l’assemblée était aussi une occasion de se voir. Ceux qui demeuraient à une grande distance les uns des autres et n’avaient entre eux que peu de communications, remplissaient volontiers les intervalles entre les différents exercices du culte par des causeries familières.

René qui ne voyait là que des visages étrangers, se tenait à l’écart et attendait avec anxiété l’arrivée du pasteur. Desjours connaissait tout le monde et avait à échanger d’interminables salutations. Il finit pourtant, lui aussi, par se montrer inquiet de ce délai.

Enfin René s’approcha d’un groupe où se trouvait Lorin, et dit à voix basse à celui-ci :

— Nous nous serons trompés d’heure.

— Impossible ! l’aube du jour était le moment fixé ; le soleil va se lever, M. Majal est très en retard.

— C’est vrai ; il faut qu’il lui soit arrivé quelque accident. Peut-être s’est-il trompé de chemin ; les sentiers au bois sont difficiles à trouver.

— La neige peut l’avoir arrêté, dit un paysan ; j’ai entendu dire que quelques portions de la route, près de Saint-Agrève, sont tout à fait impraticables.

Cette conjecture avait été hasardée pour essayer de dissiper le malaise qui allait toujours croissant ; mais elle fut repoussée comme absurde.

— M. Majal ne se laissa pas arrêter par la neige l’hiver dernier, dit un vieillard, quand il vint dans la montagne pour voir mon fils à son lit de mort, et dans la nuit, qui plus est, car il n’osait pas s’aventurer en plein jour. Ça, c’était un mauvais temps, on peut le dire ! Un vent piquant vous cinglait le visage, et la neige tombait si épaisse que vous pouviez à peine apercevoir vos propres mains. Mais il dit que la joie de mon pauvre garçon et l’édification qu’il avait reçue près de ce mourant l’avaient bien dédommagé. Que Dieu bénisse notre jeune pasteur, et, après lui, que Dieu bénisse le brave jeune homme qui fut son guide cette nuit-là ! Lorin, c’est un de vos amis, je crois ; un Jean Desjours. Est-il là ?

— Oui, il est venu avec moi, le voilà là-bas à côté de ce petit homme brun. René, c’est le cousin Philippe que tu sais.

— Chut, fit le vieillard, on va chanter encore un hymne. J’espère que cela nous annonce l’arrivée du pasteur.

C’était le Te Deum qui, entonné par un millier de voix, portait vers le ciel les sublimes élans de la prière et de l’adoration. Les fidèles ne l’avaient pas choisi pour manifester leur joie à l’approche de leur ministre bien-aimé, mais pour inaugurer la journée du dimanche par un cantique d’actions de grâces.

 

9                    Chapitre 8 — L’heure est venue, mais non pas l’homme

Ce Te Deum ne se termina jamais. À peine ces paroles :

 

Mais brisant l’aiguillon de cette mort cruelle,

Toi seul nous as acquis une gloire immortelle,

 

s’élevaient-elles en puissants accords vers les cieux, que tout à coup le chant fut interrompu. Instinctivement tous les yeux se portèrent vers le même point. Un silence plein de sinistres présages régna dans l’assemblée. Une crainte vague mais profonde envahit les cœurs. La trahison, les soldats, la prison, les galères passèrent devant l’imagination de la foule terrifiée. Quelques personnes prirent la fuite, tandis que d’autres se pressaient autour d’un groupe toujours grossissant qui s’était formé autour d’un protestant d’un village voisin. Son visage pâle et défait trahissait la nature des nouvelles dont il était porteur et qu’il annonça, d’un ton bref, la voix brisée par l’émotion :

— Il est pris.

Ces paroles résonnèrent comme un glas funèbre en passant de bouche en bouche à travers la multitude atterrée. Au premier instant, on ne pouvait le croire. Majal, quoique jeune, avait déjà bravé tant de dangers, avait échappé à tant de périls, qu’on avait fini par le considérer comme l’objet d’une protection toute spéciale de la part de Dieu.

— Je viens de le voir, dit le messager, au milieu d’une garde de soldats, les mains liées ; on le dirigeait sur Vernoux. Meniet, du Mazet, était avec lui ; c’est dans sa maison qu’il a été pris, la nuit dernière.

Des gémissements et des lamentations éclatèrent de toutes parts. Les hommes sanglotaient comme les femmes et les enfants. Le pasteur n’était-il pas pour eux un père, un fils, un frère ? Chacun des assistants lui devait quelque chose, quelques-uns lui devaient tout.

Enfin un murmure sorti de la poitrine d’un faible vieillard fut accueilli et mille fois répété, parce qu’il répondait au sentiment de tous les cœurs :

— Suivons-le et mourons avec lui ! avait dit en pleurant le vieux Cévenol dont il avait assisté le fils à son lit de mort.

— Oui, oui ! crièrent à travers leurs larmes les hommes, les femmes et même les petits enfants ; suivons-le et mourons avec lui !

Il se fit un mouvement dans la foule, tandis que le bras robuste de Jean Desjours se frayait un chemin au milieu d’elle. Un bel orme avait été coupé et creusé de manière à former une chaire rustique pour le prédicateur. Le jeune paysan s’y élança, et élevant la voix de manière à être entendu de tout le monde :

— Oui, mes frères, cria-t-il, suivons-le, non pour mourir avec lui, mais pour l’arracher au sort affreux auquel il s’est exposé pour nous. Est-il dans les griffes des bêtes féroces ? Nous connaissons Celui qui ferma la gueule des lions. Son bras ne s’est pas raccourci et sa puissance reste la même. Mais notre pasteur n’est pas au pouvoir des bêtes féroces, il est entre les mains d’hommes comme nous, d’hommes qui ont des sentiments semblables aux nôtres, qui connaissent sa valeur et l’amour que nous avons pour lui. Allons donc non pas combattre, il ne le voudrait pas, mais plaider pour lui par nos larmes et par nos prières. Allons leur dire de prendre nos vies en échange de la sienne, car nous ne saurions vivre sans lui. Quel est celui d’entre nous, si faible et si craintif soit-il, qui ne soit disposé à risquer sa vie pour cette cause. À tous, amis et frères, je vous donne le mot d’ordre : À Vernoux

«À Vernoux ! à Vernoux !» répétèrent des centaines de voix, et la multitude, poussée par un même sentiment et unie par un même amour, s’avança à flots pressés vers les portes de Vernoux.

René était au premier rang, à côté de Desjours, spontanément accepté pour chef. À travers les pensées confuses qui s’agitaient dans son esprit, passait sans cesse le souvenir de l’heureux intérieur du Mazet, où régnait maintenant la désolation. Il se rappela la généreuse hospitalité du jovial fermier, le rire joyeux des enfants et la douce sérénité de leur mère ; mais ce qu’il avait surtout devant les yeux, c’était le calme visage du pasteur, et les paroles qu’il chantait en route résonnaient encore à son oreille :

 

Dieu me conduit par sa bonté suprême ;

C’est mon berger qui me garde et qui m’aime.

Rien ne manque en ces gras pâturages ;

Des clairs ruisseaux je suis les verts rivages.

 

Trouverait-il dans la prison des eaux tranquilles et de verts pâturages ? Le Dieu en qui il mettait son assurance lui apparaîtrait-il pour le délivrer ?

— Ce jour en décidera, se dit René.

La foule, tout en avançant, grossissait de plus en plus. Chaque protestant qu’elle rencontrait se joignait à elle et quelques catholiques même en firent autant.

— Jean Desjours, dit un des nouveaux venus, j’ai de tristes nouvelles pour toi.

— Tu ne peux m’apprendre aucune nouvelle qui m’intéresse maintenant.

— Ton ami, Étienne Gourdol, est mort ; il a reçu une balle dans le cœur.

Desjours tressaillit et poussa une vive exclamation. Gourdol et lui avaient été amis d’enfance et en même temps rivaux dans ces jeux et ces luttes athlétiques où ils excellaient l’un et l’autre.

— Comment cela est-il arrivé ?

— D’autres que toi et tes compagnons étaient prêts à mourir pour le pasteur. Gourdol l’avait vu traverser Clairac enchaîné entre des soldats. Aussitôt il a appelé ses amis ; ils ont couru après l’escorte et l’ont atteinte au bois de Brousse : Rendez-nous notre pasteur, dit Gourdol.

— Vous ne l’aurez pas, répond l’officier.

— On verra ! s’écrie notre brave frère ; et avec une force de lion, il s’élance au milieu des soldats, saisit le pasteur dans ses bras et l’entraîne. Mais l’officier ordonne le feu ; les soldats tirent ; Gourdol et quatre autres sont couchés sur le sol. Après cela, il était facile de reprendre M. Désubas et de le lier de nouveau. Dans la lutte, il a été blessé à la cuisse d’un coup de baïonnette, mais il n’a pas paru s’en apercevoir ; il regardait avec consternation les cinq victimes étendues devant lui. Desjours s’essuya les yeux :

— Dieu récompense ta fidélité, noble ami, dit-il. Nul homme ne saurait ambitionner une mort plus glorieuse que la tienne. Mes frères, chantons un psaume ! et il entonna le 80°.

Les dernières paroles de cet hymne étaient à peine sorties de leur bouche qu’ils se trouvaient aux portes de Vernoux. Ils s’arrêtèrent ; ils n’avaient pas formé de plan, désirant se laisser guider par Dieu.

Le juge, M. Afforty, sortit à leur rencontre, revêtu de son costume officiel, et suivi des autres magistrats de la petite ville. Desjours prit la parole et demanda la liberté de son pasteur. Mais son chaleureux plaidoyer fut bientôt couvert par les lamentations et les sanglots de la multitude, plus éloquents que le plus éloquent des discours.

— Ce que vous demandez ne peut vous être accordé. La justice doit suivre son cours, et votre pasteur subir sa peine. Quant à vous, éloignez-vous sur-le-champ.

En entendant cette cruelle sentence, une vive irritation s’alluma dans tous les cœurs. Il y eut dans la foule un instant d’irrésolution. On eût dit qu’elle allait obéir aux injonctions du magistrat, mais elle ne reculait que pour s’élancer avec plus de violence. Comme une marée à laquelle rien ne résiste, la multitude s’avança, renversant tous les obstacles. Ses sanglots changés en cris de rage, ses prières en menaces, elle se précipita dans la ville, quoique sans armes, remplit la grande rue, atteignit la prison avant qu’aucune des personnes qui la composaient se fût demandé ce qu’elle allait faire.

René toujours à l’avant-garde, s’aperçut tout à coup que des hommes et des femmes tombaient autour de lui. Des fenêtres des maisons, des soldats et des citoyens catholiques tiraient sur la foule entassée dans la rue étroite.

— Retournez ! retournez ! ils vous tueront tous, criait Lorin, saisissant Desjours par le bras.

— Au même moment, René sentit une douleur aiguë et son bras fut couvert de sang. Que lui importait ? la mort seule pouvait l’arrêter en vue de cette prison. Quelqu’un à côté de lui tomba lourdement sans un cri, sans un soupir et comme s’il était mortellement blessé. C’était Philippe Desjours qui était resté tout le temps à côté de son cousin. Jean se retourna, se pencha sur lui et se disposait à le relever.

— Reviens ! reviens ! cria de nouveau Lorin ; es-tu fou ?

Desjours se redressa et regarda le mur de la prison, il y avait sur son visage une expression que René ne lui connaissait pas.

— Oui, retournons, dit-il, pour mettre ceux-ci en sûreté et chercher des armes, mais que Dieu nous soit en aide et nous permette de revenir et de le délivrer.

René le vit prendre son cousin dans ses bras et se diriger vers la ville. Il allait le suivre, mais il n’en eut pas la force : il ne put rejoindre ses amis maintenant en pleine retraite, et il perdit connaissance.

 

10               Chapitre 9 — Le Messager

Laissez-le, je vous en supplie, laissez-le

— Le laisser ! rebelle, je l’arrête au nom du roi. Ce furent les premiers sons qui frappèrent l’oreille de René quand il reprit ses sens. Debout à côté de lui se trouvait Jacques Brissac sans armes. Il contestait avec un gendarme qui, le repoussant violemment de la crosse de son fusil, saisit René par le bras et l’entraîna vers la prison, encore défaillant et ensanglanté.

René fut heureux qu’on lui permît de se jeter sur un grossier banc de bois dans le corps de garde. Un feu brûlait dans la cheminée et quelques soldats étaient assis à l’entour. Le gendarme rejoignit ses compagnons et dit en montrant René

— Ce petit jeune homme ne valait guère la peine qu’on le prît.

— Pourquoi l’emmener alors ? dit un caporal pourquoi l’emmener et exaspérer des hommes à la merci desquels nous serons peut-être demain ?

— Que les saints nous préservent d’être à leur merci ! s’écria un troisième soldat ; la merci des Camisards est un mauvais morceau à avaler.

— Que les saints nous en préservent... s’ils le peuvent ! ajouta un nouvel interlocuteur ; mais nous avons devant nous une rude tâche. Le pays est en feu et nous ne sommes que...

— Chut ! fit le caporal en regardant René.

— Ne craignez rien ; il peut entendre, mais il ne répétera pas.

— Peut-être pourra-t-il faire au commandant quelque révélation. Allez faire votre rapport, Favre. Que quelqu’un de nous donne un peu d’eau-de-vie à ce garçon, et pansez sa blessure ; voyez comme il est pâle.

— Je ne suis pas grièvement blessé, dit René qui essaya de prendre un air indifférent.

Il accepta le cordial, cependant, quoiqu’il éprouvât de la répugnance à recevoir un secours de mains encore teintes du sang de ses amis.

Il avait de la peine à conserver son sang-froid au milieu des rires et des moqueries qui l’exaspéraient, et le temps lui paraissait bien long. Enfin il put échapper à ce triste entourage. Un geôlier aux cheveux gris entra, et René fut heureux de reconnaître en lui un ami des Lorin, accusé de nicodémisme. Cet homme le conduisit dans une cellule peu éclairée et ayant pour tout meuble un escabeau, une table et un grabat sur lequel il fit coucher le prisonnier. Il le laissa en disant qu’il allait revenir en peu d’instants.

En effet, il entra, apportant de la charpie, des bandes et de l’eau fraîche. Il était aussi muni d’un encrier, d’une plume et de papier. Il fit d’abord usage du linge, au grand soulagement de René.

— La blessure n’est pas grave ; vous pourrez bientôt vous servir de votre bras comme auparavant, dit le geôlier d’un ton amical.

— Ah ! soupira René, je voudrais pouvoir m’en servir maintenant.

— Patience, jeune homme... et silence ! Pensez-vous être le seul ici qui ne puisse user de ses bras comme il le voudrait ?

Le geôlier s’assit alors près de la table et demanda d’un ton bref :

— Votre nom ? (Il feignait de ne pas le connaître, quoiqu’il l’eût vu chez les Lorin). Votre nom ?

— René Plans.

— Votre âge ?

— Seize ans... pas tout à fait.

— Votre domicile ?

— Cros, dans les Hautes-Cévennes.

— Votre état ?

— Cultivateur.

— Votre religion ?

— Je suis protestant.

Le geôlier écrivit nouveau catholique ; car, d’après la loi, il n’y avait alors plus de protestants en France. Dans tous les documents officiels on les désignait sous le nom de nouveaux catholiques ou de nouveaux convertis.

Vos parents, poursuivit le geôlier, sont-ils vivants ou morts ?

— Morts.

— Avez-vous des frères, des sœurs ?

— J’ai une sœur.

— Vous auriez dû penser à elle avant de vous exposer ainsi, dit le geôlier. Puis, reprenant son ton officiel, il continua :

— Quel était votre but en entrant dans la ville avec cris et violence, au mépris de la loi ?

— De solliciter le relâchement de M. le pasteur, répondit René avec franchise.

— Le relâchement de M. Majal, vous voulez dire ? Je vais l’écrire. C’est cela. Savez-vous lire et écrire ?

— Oui.

— Alors lisez ceci ; et si c’est exact, apposez votre signature au bas.

René obéit, puis il demanda

— À qui sont destinées ces informations ? aux magistrats ?

Il désirait savoir si le résultat de cet interrogatoire arriverait entre les mains du beau-père de Pierre Lorin qui, il en était persuadé, aurait fait tout son possible pour le tirer d’affaire.

— Aux magistrats ! En vérité, les magistrats comptent pour peu de chose ici. Tout va à M. le commandant. Les dragons sont partout, ils tournent le monde sens dessus-dessous, selon leur bon plaisir. On dirait qu’ils ont à traquer des bêtes fauves.

— Sont-ils donc invincibles ? osa demander René.

— Pas précisément, répondit le geôlier, et baissant la voix, il ajouta : Ici, catholiques et protestants sont persuadés que vos amis exécuteront leurs menaces et que demain, avant le coucher du soleil, votre ministre sera libre comme l’air. Tout le monde s’en réjouira ; peu de personne plaindront le traître s’il perd sa récompense.

Il n’était pas rare que les catholiques exprimassent leur mépris pour les traîtres. Les agents du gouvernement eux-mêmes éloignaient quelquefois de leur présence, avec dégoût, les hommes qui venaient leur réclamer le prix de leur trahison.

— Il y a ce pauvre Meniet, poursuivit le geôlier, qui vous fend le cœur. N’est-ce pas affreux qu’un homme doive aller aux galères parce qu’il n’a pas refusé du pain et un abri pour une nuit au frère de sa femme ?

— Pouvez-vous me dire, demanda René, combien de nos gens ont été atteints aujourd’hui ?

— Pas exactement. Presque tous les morts et les blessés ont été emportés par leurs amis : mais on dit qu’il y a eu environ trente morts et quelques centaines de blessés.

— Ah ! c’est terrible ; comme cela va affliger M. Majal

— Terrible ! La journée de demain le sera bien davantage. Et nous qui sommes entre deux feux nous nous trouvons dans une situation fort critique. Quand vos frères descendront en armes, ils feront peu de différence entre les ennemis qui ont tiré aujourd’hui sur eux et les amis qui leur auraient souhaité bonne chance s’ils l’avaient osé.

À ces mots le geôlier sortit. René se leva avec impatience. Il était dans une agitation fébrile qui ne lui permettait pas de rester en repos. Son emprisonnement lui donnait peu de souci, car il était persuadé que le lendemain y mettrait un terme mais il était exaspéré de ne pouvoir se joindre à ceux qui allaient remplir la tâche si convoitée de délivrer le pasteur.

Dans le courant de la soirée, on lui apporta de la nourriture. Il essaya d’obtenir quelques informations, mais ne put y réussir. Avant de s’étendre sur son grabat, il s’agenouilla pour prier. Des sentiments plus doux pénétrèrent alors dans son âme et il finit par s’endormir, quoique d’un sommeil agité.

Le lendemain matin, il entendit un bruit de pas qui semblait se rapprocher. La porte de sa cellule s’ouvrit et le commandant entra suivi du geôlier. René se leva et salua.

— Vous êtes René Plans ? fit l’officier.

Le prisonnier répondit affirmativement.

— Votre jeunesse et votre inexpérience, poursuivit le commandant d’un ton grave et qui n’était pas dépourvu de bonté, peuvent en quelque mesure excuser la conduite irréfléchie, mais séditieuse, qui vous expose aux plus sévères châtiments. Votre pasteur les a invoquées en votre faveur ; il a chaleureusement intercédé pour vous, et j’ai pris sur moi la responsabilité de votre mise en liberté.

René parut stupéfait. Il ne comprenait pas comment Désubas, prisonnier lui-même et destiné à la mort, pouvait solliciter avec succès son relâchement.

— M. Majal désire vous voir, reprit l’officier. Il a demandé comme une faveur, et je lui ai accordé la permission d’envoyer par votre intermédiaire une communication à ses amis. Suivez-moi.

Ce fut avec une vive émotion que René obéit. La pensée de voir une fois de plus le visage de Majal, de celui pour la vie duquel il eût joyeusement donné la sienne, l’idée que chaque pas le rapprochait de sa présence, c’était plus qu’il ne pouvait en supporter en ce moment.

Le commandant le conduisit vers la partie la plus reculée et la mieux fortifiée de la prison. Ils atteignirent la cellule de Majal ; le gardien fit tourner la clef dans la serrure, tira les verrous et ouvrit la lourde porte dont le grincement, dans cette atmosphère humide et glacée, et sous cette sombre voûte, frappa René au cœur comme s’il fût entré dans le séjour des morts.

Majal était assis près d’une table ; ses pieds étaient enchaînés, mais ses mains étaient libres. L’ample manteau qui le recouvrait presque entièrement cachait les traces de sa blessure. Il se leva quand ils entrèrent et salua le commandant. Malgré l’obscurité, ce jeune et beau visage rayonnait comme s’il eût été touché par le doigt de Dieu et doué par lui d’un charme dont la mémoire est encore conservée dans les complaintes populaires. Il ne trahissait ni appréhension, ni crainte, mais seulement une profonde tristesse. Majal avait versé bien des larmes sur ceux qui, la veille, étaient tombés victimes de leur généreux dévouement. Il semblait naturel à Désubas que le berger donnât sa vie pour ses brebis ; mais que les brebis mourussent pour leur berger, cela lui paraissait une anomalie et lui causait une amère douleur.

— Voici, monsieur, dit le commandant, voici le jeune garçon en faveur duquel vous avez intercédé. Vous désirez lui parler ?

— Je vous remercie, monsieur le commandant, dit le pasteur, tendant à Plans sa main que celui-ci porta à ses lèvres. Et toi aussi tu as souffert pour moi, ajouta-t-il en jetant un rapide regard sur le bras en écharpe de son jeune ami.

— La blessure n’est rien, monsieur, dit vivement René.

Le chagrin que cette blessure causait au pasteur lui fit regretter pour la première fois de l’avoir reçue.

— Monsieur le commandant a eu la générosité de me promettre ta mise en liberté, reprit Majal, j’en suis très heureux. Une fois déjà, René, tu as fidèlement porté un message de ma part ; veux-tu te charger d’en remettre un second ?

— De tout mon cœur, monsieur.

— Tu le promets devant Dieu ?

René fut affligé du manque de confiance que cette insistance semblait supposer.

— Vous pouvez vous fier à moi, monsieur, dit-il d’une voix tremblante d’émotion.

— Je crois que tu m’es dévoué... même jusqu’à la mort. Je te confie la tâche de porter à ceux qui m’aiment ma dernière et ardente supplication. Elle est écrite ici.

Il remit au jeune homme une feuille soigneusement pliée. En la prenant, René sentit son cœur se serrer. Pourquoi cette solennelle recommandation ?... et ce mot étrange : ma dernière ? Ne savait-il pas que ce jour même on le délivrerait ? Il fit un mouvement instinctif pour ouvrir le pli, mais Majal posa la main sur la sienne.

— Pas à présent, dit-il avec douceur ; attends jusqu’à ce que tu sois libre... Encore un mot, René. Porte mes salutations aux chers amis qui se sont dévoués et ont souffert pour moi. Dis-leur qu’ils en seront récompensés par l’Auteur de cette déclaration : «En tant que vous l’avez fait à l’un des plus petits de ceux-ci qui sont mes frères, vous me l’avez fait à moi». Demande-leur de prier pour nous, de prendre soin de ma sœur et de ses enfants. Et maintenant, mon fils, va-t-en paix ; adieu.

Il le regarda encore un moment avec attention, comme s’il avait eu autre chose à dire ; mais ils n’étaient pas seuls. Le commandant Ladevèze, quoique parfait gentilhomme, respectait la discipline et n’avait pu permettre un entretien sans témoins entre les deux prisonniers. Se tournant vers l’officier, le pasteur lui dit :

— Monsieur le commandant, mon ami peut sortir avec vous, n’est-ce pas ?

— Certainement, monsieur ; il va être libre à l’instant même. Mais il faut qu’il donne sa parole qu’à partir de ce moment il se soumettra aux lois.

Rien n’était plus contraire aux dispositions de René que de faire une telle promesse, puisqu’il était fermement décidé, dès qu’il aurait quitté la ville, à s’armer et à opposer à la loi une vive résistance. Il hésita ; mais le pasteur le regardant avec affection :

— Je réponds pour lui, dit-il.

— Cela suffit, monsieur, dit Ladevèze avec courtoisie. Maintenant, mon garçon, ajouta-t-il, le gardien attend ; il vous conduira à la porte, et vous pourrez rejoindre vos amis.

Dans la persuasion où il était que le soir même ils seraient de nouveau réunis, René se serait contenté d’adresser au pasteur un regard reconnaissant et un «au revoir» souhaité au fond de son cœur ; mais Majal l’attira à lui, le serra dans ses bras et le baisa sur les lèvres.

— Voilà le sceau de ton message, dit-il ; que Dieu soit avec toi, mon fils !

Les craintes de René redoublèrent. Est-ce ainsi que l’on prend congé de ceux qu’on doit revoir dans quelques heures ? Quelque terrible déception leur était-elle réservée ? Mais il n’osa parler ; une crainte respectueuse remplissait son âme, une sorte de charme semblait enchaîner sa langue et paralyser tous ses mouvements. Le commandant lui fit signe de sortir, et il obéit sans mot dire.

Ladevèze rentra et ferma la porte. Ce n’était pas le soldat qui allait parler, c’était le gentilhomme, ou plutôt l’homme, mû par un généreux sentiment.

Son honneur, au point de vue du monde, serait terni s’il se laissait ravir son prisonnier ; mais n’y avait-il pas quelque chose de plus précieux même que l’honneur ?

— Monsieur Majal, dit-il, je vous ai permis de faire cela ; mais, au fond, je ne saurais vous approuver. Je vous le dis franchement, je ne puis me réjouir de voir un homme comme vous se mettre volontairement la corde au cou. Vous nous évitez de la peine et du danger, mais vous faites le sacrifice de votre vie. Réfléchissez ; rappelez votre messager. Je vous le permets..., non je le désire... Déchirez votre billet, et que le Dieu des batailles décide lui-même de votre sort.

Un sourire céleste éclaira le visage du captif :

— Le Dieu de paix en a décidé, dit-il ; il n’y aura plus de sang versé pour moi.

 

11               Chapitre 10 — Le Message

«Mes amis, je vous supplie de vous retirer. Les hommes du roi sont ici en grand nombre. Il y a déjà eu trop de sang versé. Je suis en paix et entièrement résigné à la volonté de Dieu.

Signé : Majal-Désubas».

Tels furent les mots que lut René quand il eut ouvert le billet du pasteur. Stupéfait, atterré, il commentait en lui-même les termes du message : «Je vous supplie de vous retirer...» Impossible !... «Les hommes du roi sont ici en grand nombre...» Les nôtres sont cent fois plus nombreux !... «Trop de sang versé...» Non, pas encore assez ! Je ne puis pas... je ne veux pas porter de tels ordres

Une violente tentation s’empara de lui : il détruirait le fatal écrit et garderait le silence ; M. Majal serait sauvé !

Il saisit la feuille pour la déchirer. Les derniers mots frappèrent ses regards et arrêtèrent sa main «En paix... entièrement résigné à la volonté de Dieu». La volonté de Dieu ! René pouvait-il résister à cela ?

Il se jeta sur la neige et un violent combat se livra dans son âme.

«Je ne puis faire cela et signer ainsi de ma propre main son arrêt de mort !» dit-il tout haut dans son angoisse. Mais il sentait encore sur ses lèvres le baiser de Majal, il voyait son regard, il entendait ses paroles : «Je crois que tu m’es dévoué, même jusqu’à la mort».

En cet instant, René, dans sa détresse, leva vers Dieu un suprême regard pour implorer sa force toute-puissante. Ce ne fut pas en vain. Dieu lui vint en aide et lui donna le courage de justifier la confiance du pasteur. N’osant se donner le temps de réfléchir encore, il se leva d’un bond et courut vers la foule agitée qui se pressait aux abords de la petite ville. Elle avait quadruplé depuis la veille, et de nouveaux renforts arrivaient sans cesse. Tout le monde était armé. Çà et là on voyait une ancienne épée qui, comme celle de René, avait figuré dans la guerre des Camisards ; un pistolet, une arquebuse, une pique. Mais les perches, les faux, les longs bâtons ferrés étaient surtout nombreux. Il y avait aussi plus d’un spécimen de l’arme primitive avec laquelle David tua Goliath et qui est toujours terrible entre des mains exercées. Partout le soleil d’hiver éclairait des visages sombres et déterminés. Ces hardis montagnards brûlaient du désir de délivrer leur pasteur et de venger leurs frères.

René allait faire surgir dans ces âmes un terrible conflit entre l’influence qu’exerçait sur elles la parole du pasteur et l’ardent amour qui les portait maintenant à exposer leur vie pour sauver la sienne. Cette parole était si puissante ! mais cet amour était si profond !

Le jeune messager n’avait pas le courage de s’approcher de Desjours et de lui faire part de la situation. Il le vit aller et venir parmi les nouveaux arrivants, les exhortant, les encourageant, examinant leurs armes. Qui aborderait-il en premier lieu ? Comment se ferait-il écouter ? S’il avait pu voir Majal seul, ne fût-ce qu’un instant, le pasteur lui aurait dit à qui il devait s’adresser ; mais en présence de Ladevèze il eût été imprudent d’articuler un nom. Il avait fallu laisser le messager à ses propres ressources, et c’était la pensée que Majal lui avait témoigné une semblable confiance qui donnait à René l’énergie de poursuivre sa mission.

Comme il s’arrêtait dans une extrême perplexité, se demandant ce qu’il devait faire, il reconnut à sa grande surprise et à son entier soulagement, un visage qui lui était familier. Se frayant un chemin à travers la foule, il se trouva en présence de M. Jean Roux, le ministre qui l’avait baptisé et instruit.

C’était un homme d’âge moyen, au teint coloré et à l’air vif. Il paraissait engagé dans une grave consultation avec un jeune homme chez qui René vit tout de suite un pasteur, bien qu’il portât le costume d’un paysan. Ce dernier était maigre et de petite taille ; il avait la figure longue et hâlée, les traits réguliers, les cheveux noirs, les yeux noirs aussi et rayonnants d’ardeur et d’intelligence (*).

(*) Ces pasteurs sont décrits d’après leur signalement qui se trouvait entre les mains de la police, comme de nos jours la photographie des grands criminels.

Quand René s’approcha, il semblait presser M. Roux d’adopter quelque plan d’action.

— Monsieur le pasteur, dit le messager, j’ai quelque chose à vous dire.

— Qu’est-ce qui t’amène ici, René Plans ? demanda sévèrement le ministre ; ta place et ton devoir ne sont pas ici. Retourne chez toi, prends soin de ta sœur et ne fais pas de sottise.

Mais en observant le visage du jeune homme, il ne put s’empêcher de remarquer combien il était changé. Quoiqu’il portât encore la trace des larmes récentes, il respirait une mâle résolution.

— Monsieur le pasteur, dit René, j’ai été fait prisonnier hier dans la ville ; j’ai passé la nuit dernière en prison, et ce matin je l’ai vu.

À peine avait-il achevé ces mots que le compagnon de M. Roux lui jeta un regard perçant. Il en fut presque déconcerté.

— Comment a-t-on permis cela ? demanda brusquement le jeune ministre.

— Monsieur le commandant lui-même m’a conduit auprès de lui et il a assisté à notre entrevue, répondit René. Il avait ses raisons pour m’accorder cette faveur, ainsi que vous le verrez, messieurs, en lisant ceci. Et il remit à M. Roux le billet de Majal.

Tous les deux se penchèrent avidement sur la feuille, et après l’avoir lue restèrent un moment silencieux. Le jeune pasteur s’écria enfin :

— Dieu soit loué ! Il nous fournit le moyen d’arrêter le mouvement ; mais notre noble ami, notre héroïque frère !...

Incapable d’ajouter un mot, il se détourna pour pleurer.

— Dieu soit loué, nous sommes sauvés, maintenant ! dit à son tour M. Roux.

Il posa alors quelques brèves questions à René, qui raconta tout ce qui s’était passé entre le captif et lui.

— Venez, M. Rabaut, dit M. Roux avec une certaine impatience ; faisons usage du secours que Dieu nous envoie dans notre détresse. Il n’y a pas un moment à perdre ; c’en est fait si nos gens entrent dans la ville et ouvrent de nouveau les hostilités.

René, au fond de son âme, haïssait les deux pasteurs. Il pensa avec un sentiment de profonde amertume à celui qu’ils livraient si froidement à la mort pour y échapper eux-mêmes.

— Ils ne se soucient que de leur propre vie, se dit-il, tandis que lui s’oublie pour nous tous.

Le jeune Cévenol était cruellement injuste envers ces hommes. S’ils acceptaient si naturellement ce sacrifice, c’est qu’ils comprenaient les sentiments de celui qui l’offrait. Les actes du plus sublime héroisme leur étaient habituels comme à lui, et faisaient partie de leur tâche quotidienne.

— Personne ne doutera que ce billet ne soit de Majal, dit Rabaut ; et le feu de ses yeux fit place à une expression de tendresse. Toute sa calme et modeste simplicité est là ; son ardeur ne s’allume que lorsqu’il parle de son Dieu.

M. Roux se dirigeait déjà sur le point où l’on apercevait le plus d’agitation. Rabaut allait le suivre ; mais il s’arrêta, frappé par la douleur qui se lisait sur le visage du jeune messager de Majal.

— Et vous, dit-il, vous, en qui il s’est ainsi confié, vous l’aimez, n’est-ce pas ?

— Qui n’en fait autant ? s’écria René, et cependant il nous faut le laisser, l’abandonner à la mort ! c’est affreux, cela brise le cœur !

— Il importe peu que votre cœur ou le mien se brise, répondit tranquillement le pasteur du Désert, mais il importe beaucoup, pour vous et pour moi, que nous soyons trouvés faisant la volonté de Dieu.

— Il est dur qu’il soit obligé de porter la croix pour nous tous.

— Ne la porteriez-vous pas volontiers pour lui, si vous le pouviez ?

— Oh ! mille fois ! et il y en aurait beaucoup, beaucoup qui me disputeraient cet honneur, cette joie.

— Eh bien, jugez de ses sentiments par les vôtres. Ne lui enviez pas l’honneur et la joie de porter la croix pour Celui qu’il aime plus que vous ne pouvez comprendre et de qui il est aimé plus qu’il ne peut le comprendre lui-même.

À ces mots il s’éloigna et se trouva bientôt au milieu de la foule surexcitée. Roux, Rabaut et d’autres pasteurs qui les rejoignirent plus tard accomplirent fidèlement leur pénible, mais noble tâche.

Les quelques mots écrits par le prisonnier passèrent de main en main, et les prières de ses collègues se joignirent aux siennes pour demander qu’il n’y eût plus de sang versé.

— Laissez-le, dirent-ils, entre les mains du Seigneur. C’est là qu’il veut être, et il est en sûreté. Par ces paroles et d’autres exhortations du même genre, ils parvinrent, bien qu’à grand-peine, à contenir les montagnards. Cette prise d’armes n’eut pas de suite, l’épée à demi tirée fut replacée dans le fourreau parce que le prisonnier refusa résolument une délivrance qui eût dû être achetée au prix du sang de ses frères (*).

(*) Il n’est pas douteux que Désubas eût pu être sauvé s’il n’était lui-même intervenu pour s’y opposer.

Ce résultat ne fut pas obtenu par Majal seul ; chacun des pasteurs qui intervinrent pour arrêter l’élan de la multitude le fit en exposant sa propre vie. Sur eux aussi planait ce supplice auquel ils empêchaient le peuple d’arracher leur frère.

 

12               Chapitre 11 — Un dernier adieu

Les pasteurs furent éloquents et énergiques. Leur influence sur le peuple était presque sans limites. Cependant ils avaient besoin de toutes leurs ressources pour accomplir la tâche qu’ils venaient d’entreprendre. Ils avaient à contenir une multitude armée et exaspérée qui grandissait à chaque heure, comme un chasseur qui retient sa meute prête à s’élancer sur une proie. Ils parvinrent à calmer la foule mais ne purent la disperser.

Les protestants continuaient à stationner autour de Vernoux, couvrant la route du sud. Ce n’était plus maintenant pour porter secours à leur héros, mais pour le voir une fois encore, l’accompagner de leurs prières et de leurs bénédictions pendant qu’il marcherait à la mort.

René resta avec Jean Desjours et Étienne Lorin. Philippe Desjours, gravement blessé, avait été rapporté chez lui. Parmi les morts se trouvait le vieillard qui avait été le premier à dire : «Suivons-le et mourons avec lui !» Son désir s’était réalisé : il était mort pour le pasteur, sinon avec lui.

Jacques Brissac s’offrit pour retourner à Cros, afin de calmer l’anxiété de ses parents et de Jeannette auxquels était peut-être déjà parvenue la nouvelle du massacre de Vernoux. Avant de partir, il reçut de René la confidence d’un plan que celui-ci avait formé, et pour l’exécution duquel son secours et celui de Jeannette seraient nécessaires. Il l’approuva chaleureusement.

— C’est une excellente idée, dit-il ; tu peux compter sur nous. Vois comme Dieu t’a bientôt montré comment tu devais utiliser la maison de ton père.

Des forces beaucoup plus considérables que celles dont pouvait disposer M. Ladevèze étaient indispensables pour opérer en sûreté le transfert des prisonniers. Le commandant envoya un exprès à Montpellier demander de nouvelles troupes, et il les attendit avec impatience. La foule était dans la même attente, car elle savait que l’arrivée des soldats serait le signal du départ du pasteur pour son funèbre voyage. René passa en grande partie ces quelques jours avec Jean Desjours et Étienne Lorin.

Ce dernier était triste, mais résigné, «Dieu est bon, disait-il, et c’est la volonté de Dieu». La foi simple et forte de ces fils du Désert s’appuyait sur cette «volonté de Dieu», par laquelle ils entendaient les décrets immuables de l’Éternel. Desjours était loin de partager la résignation de son ami. Il vomissait des imprécations sur les persécuteurs. Personne ne trouvait grâce devant lui. Il blâmait René d’avoir porté le message, les pasteurs de l’avoir reçu, Majal même de l’avoir écrit.

C’était un véritable enfant du Midi, ardent comme le soleil de son pays. Sa nature violente et indisciplinée était capable de beaucoup de bien comme de beaucoup de mal. Le bien et le mal se l’étaient disputé ; le mal avait été bien près de remporter la victoire et de souiller toute sa vie, quand, par la miséricorde de Dieu, la parole de vie et l’homme qui l’annonçait trouvèrent accès dans son cœur. Pour lui, les choses vieilles passèrent et toutes choses devinrent nouvelles ; mais il n’apprit jamais à distinguer entre le message et le messager. Son âme était liée à celle de Majal, qui avait été le moyen employé de Dieu pour sa conversion. L’amour qu’il éprouvait pour le jeune pasteur tenait à la fois de la tendresse d’un frère et de la respectueuse gratitude d’un fils spirituel. Le caractère calme et élevé de l’un exerçait un pouvoir absolu sur la nature ardente et turbulente de l’autre, et maintenant qu’il était privé de Majal, Desjours ressemblait à un vaisseau sans boussole et sans gouvernail.

Quelques journées s’écoulèrent, longues, tristes, pour tous ceux qui attendaient, car il ne leur restait plus rien à faire. Enfin les soldats arrivèrent. Une foule empressée couvrait la route qui va de Vernoux à Privas. René et Desjours avaient choisi une excellente position et se tenaient l’un près de l’autre, quand Étienne Lorin, qui avait passé la nuit précédente dans la ville, chez son frère, s’approcha d’eux, les traits bouleversés et prit Desjours à part. René les suivit.

— Mon ami, dit Lorin à voix basse et en jetant autour de lui un regard rapide pour s’assurer qu’ils étaient seuls, un grand danger te menace. Fuis, ne perds pas un instant, cherche un refuge n’importe où. Il faut que tu mettes au moins dix lieues entre toi et la ville avant la tombée de la nuit.

— Pourquoi ? qu’y a-t-il de nouveau ? demanda Desjours sans manifester la moindre émotion.

— Rien de bon. Un mandat d’arrêt a été lancé contre toi, comme étant le chef de la multitude désordonnée qui s’est précipitée dans la ville le jour du massacre. Ta tête est mise à prix, mille livres sont promises à celui qui t’arrêtera.

— Oh ! ce n’est que cela ! dit Desjours avec un rire amer. Je suis bien obligé à messieurs les magistrats et entièrement à leur disposition.

Ces paroles résonnèrent douloureusement aux oreilles de René.

— En vérité, dit Lorin, je crois parfois que tu es hors de sens.

— Pourquoi cela, père Lorin ? Que pourrait-il m’arriver de plus heureux que d’être pris maintenant ? On m’enverrait à Montpellier : cinquante lieues côte à côte avec lui ! pensez seulement à cela. Après avoir obtenu une telle faveur, je me laisserais prendre sans regret.

— Chut ! fit Lorin, sont-ce les paroles d’un chrétien ? Ta vie t’appartient-elle pour l’abandonner ainsi ? M. Majal a-t-il été crucifié pour toi ? Tu es plus idolâtre que ces pauvres catholiques ignorants. Jamais papiste ne mit vierge ou saint à la place de Dieu plus complètement que tu n’y mets notre pasteur. Il avait raison quand il nous disait : Le plus grand mal que vous puissiez faire à la personne que vous aimez, soit mari, soit femme, soit enfant, c’est d’en faire votre idole. Il est moins dangereux d’être haï ou méprisé que d’être adoré». Penses-tu que tous ses chagrins ne soient pas suffisants pour lui briser le cœur, que tu veuilles lui en causer un de plus en ajoutant une victime à celles qu’il y a déjà. Aie pitié, si ce n’est de lui, du moins de nous, dont il a à soutenir l’honneur par une contenance calme et ferme.

C’était un long discours pour Lorin, et il s’arrêta tout à coup, comme honteux de sa vivacité. Un moment après, il reprit tristement :

— Mais tu n’es pas seul à blâmer ; nous avons tous mérité ce reproche : «Qui est Paul ? qui est Apollos ?» C’est peut-être pour cela que Dieu a appesanti sa main sur le plus noble de nos pasteurs, celui que nous aimions le plus.

— Vite ! vite ! cria alors un jeune garçon en courant vers les trois amis. Les voici ! voici les soldats !

René partit comme un trait ; Desjours en aurait fait autant ; mais Lorin le retint.

— Au nom du ciel, sois prudent ! Prive-toi d’une satisfaction inutile et dangereuse. Tu le reverras, tu le sais, n’est-ce pas ?

— Lâchez-moi, Lorin ! Il faut que je le voie, quand je devrais en mourir.

Il se débarrassa de l’étreinte de son ami et s’élança sur le bord de la route.

Depuis le matin de bonne heure, toutes les fenêtres des maisons de la rue principale de Vernoux étaient garnies de spectateurs qui attendaient le passage des prisonniers. Ceux-ci comprenaient, outre Majal et Meniet, deux ou trois des compagnons de Gourdol, qui avaient été arrêtés, et quelques-uns des plus hardis de ceux qui s’étaient introduits dans la ville. Tout le monde espérait que leur punition ne serait pas sévère. On ne pouvait en faire autant pour Meniet dont la franche gaîté avait fait place à une sombre mélancolie. Arraché à un heureux intérieur et à une famille bien-aimée, il n’avait plus devant lui, pour le reste de ses jours, qu’une servitude infamante, le sort d’un esclave, la rame et le fouet.

Meniet méritait la compassion, et il en aurait inspiré davantage ce jour-là, sans celui qui marchait à ses côtés. On est toujours pénétré de respect en présence de la mort, et tous les regards se portaient sur celui qui était destiné au supplice. Majal était plus jeune que la plupart des spectateurs, et cependant il allait les devancer dans ce séjour où il n’y a plus de temps. Les femmes pleuraient, les mères soulevaient leurs enfants dans leurs bras pour le leur montrer, et les hommes se disaient tout bas les uns aux autres : «Comme il paraît calme, et pourtant il va mourir !»

Pour lui, le moment le plus terrible était passé. La portion la plus amère du calice était montée à ses lèvres quand il avait vu la désolation entrer à cause de lui dans la maison de sa sœur, et ceux qu’il aimait voués à la ruine, à la misère et à la mort. La muette angoisse de Meniet, les traits contractés des cinq hommes étendus sans vie à ses pieds dans le bois de Brousse, les gémissements et les cris qui avaient retenti sous les fenêtres de sa prison dans ce jour de dimanche où les membres de son troupeau avaient été victimes d’une si effroyable boucherie ; tout cela lui avait fait éprouver des tortures morales plus grandes que les tourments du bûcher ou de la roue. Il se représentait le chagrin de ces montagnards auxquels avait coûté si cher l’amour passionné qu’ils avaient pour lui, et cette pensée avait été le seul nuage qui eût obscurci ses heures de captivité. Cependant, même dans cette douleur, il n’était pas seul. Celui qui avait pleuré sur les malheurs de Jérusalem, Celui qui avait eu compassion de la multitude parce qu’elle était comme un troupeau sans berger, Celui-là lui parla et lui dit : «La perdue, je la chercherai, et l’égarée, je la ramènerai, et la blessée je la banderai, et la malade je la fortifierai» (Éz. 34:16). Ainsi Il consolait son serviteur dans sa prison. Il n’envoya pas un ange, comme autrefois ; Il ne se contenta pas non plus d’envoyer sa parole ou sa promesse... Il vint. Il pénétra dans l’obscure cellule et fit entendre ces consolantes paroles.

Aucune douleur n’eût pu résister à cette douce voix.

Quand Majal franchit la porte de la ville et aperçut la foule qui bordait la route, il n’eut qu’une pensée : lui faire part des consolations qu’il avait reçues de Dieu. Quelquefois, dans le transfert d’un prisonnier, la pitié des gardes permettait à ses amis de s’approcher de lui, de lui dire un dernier adieu et de lui serrer la main. Mais dans les circonstances présentes, c’eût été dangereux. Majal lui-même ne le désirait pas. Il aurait été terrible de voir se renouveler la généreuse mais fatale tentative de Gourdol.

Désubas ignorait quelle consolation répandait le doux rayonnement de son regard ; mais il avait un moyen de s’adresser à ses amis. La voix qu’aimaient les montagnards s’éleva tout à coup, claire et vibrante, et fit entendre les paroles du psaume favori de Majal :

 

Dieu me conduit par sa bonté suprême.

 

Meniet et les autres prisonniers ne manquaient pas non plus de courage. Comme le chant sacré continuait, leurs voix se joignirent à celle du pasteur. La foule amie qui se pressait sur le passage du triste cortège, autant que les baïonnettes des gardes le permettaient, aurait aussi mêlé sa voix au chant du dernier cantique qu’il leur fût donné de chanter ensemble sur la terre ; mais les larmes l’en empêchaient.

Enfin le dernier soldat passa ; les dernières notes s’éteignirent dans le lointain avec les paroles de confiance qui terminent cet hymne.

Bientôt on ne vit plus qu’un nuage de poussière et parfois le scintillement des baïonnettes, puis tout disparut.

— C’est fini, dit Lorin, nous ne verrons plus son visage sur cette terre.

Cependant les paysans restaient encore là. Desjours avait caché son visage dans ses mains et pleurait. Lorin le toucha légèrement

— Viens, mon ami, lui dit-il ; rappelle-toi que tu n’es pas en sûreté ici.

— Je m’en vais, répondit Desjours avec une docilité toute nouvelle chez lui. Que Dieu me pardonne ! je suis un pauvre pécheur. J’avais douté jusqu’à maintenant que le Bon Berger pût garder sa brebis.

Ils se mirent en route.

— As-tu réfléchi sur la direction que tu dois prendre ? demanda Lorin. Pour le moment, je crois que tu feras bien de venir chez moi.

— Merci, père Lorin, je ne puis accepter cela. J’ai mon plan, et je le crois bon. J’irai chez Philippe, qui est malade de sa blessure. C’est l’endroit du monde le plus sûr pour moi, car c’est le dernier où l’on aura idée de me chercher.

— Et tu oses lui confier ta vie ? De tous les hommes que j’ai connus, Jean Desjours, tu es bien le plus étrange.

— Vous avez bien raison. Je me confie en mon frère qui m’a fait tort, et cependant jusqu’à cette heure je n’ai pas pu confier son fidèle serviteur à Jésus, qui est la sainteté et la charité parfaites.

— Es-tu heureux d’être resté jusqu’à aujourd’hui ? demanda Étienne Lorin en se tournant vers René.

— Je n’oublierai jamais son regard, répondit le jeune homme. Je crois que Dieu a déjà rempli à son égard cette promesse faite à ceux qui sont ressuscités et glorifiés : «Ils verront sa face, et son nom sera sur leurs fronts».

13               Chapitre 12 — Encore le Mazet

René résista à une tentation à laquelle cédèrent beaucoup de ses compagnons, celle de suivre le prisonnier durant tout son voyage jusqu’à Montpellier, et en cela il se priva d’un émouvant spectacle : «Partout, nous dit un historien, la foule en larmes, mais menaçante, accourait sur le passage du confesseur, et partout les pasteurs du district que traversait le cortège contenaient l’indignation de leurs troupeaux. De sorte que son voyage de cinquante lieues présenta le spectacle extraordinaire d’un immense concours de peuple, continuellement renouvelé, qui ne cessa jamais d’adresser les plus touchants adieux au jeune martyr et de l’accompagner de ses bénédictions et de ses sanglots».

Mais René pensa qu’il pourrait mieux utiliser son temps et ses forces qu’en rendant à son héros ce vain honneur. «Dis à ceux qui m’aiment de prendre soin de ma sœur et de ses enfants», avait dit Majal, et René savait qu’ils devaient se trouver non seulement dans la désolation, mais encore dans la plus grande misère. Leurs biens allaient être confisqués, leur maison rasée jusqu’au sol. Il est vrai que beaucoup de leurs amis leur auraient offert avec joie un abri et des secours ; mais Mme Meniet et sa famille ne pouvaient demeurer en sûreté dans le voisinage de Saint-Agrève, peut-être même dans le Vivarais. Elle n’aurait que trop de raisons d’appréhender de nouvelles persécutions. De plus, une forte amende serait infligée à tous les protestants qui demeuraient dans un certain rayon du lieu où Majal avait été arrêté. Cela amoindrirait considérablement les ressources, déjà si limitées, de ces pauvres gens et en réduirait même quelques-uns à la mendicité. En outre, beaucoup d’entre eux avaient été atteints dans le massacre de Vernoux, et allaient être inquiétés à cause des efforts qu’ils avaient faits pour sauver leur pasteur. Ce fut avec une généreuse détermination que René prit le chemin du Mazet. Il ne s’attendait pas à ce qu’aucun des habitants de la ferme se fût aventuré à demeurer encore dans cette maison, autrefois si heureuse ; mais il espérait pouvoir prendre dans les environs des renseignements qui lui permettraient de les retrouver.

Il était nuit quand il passa de nouveau sous les rameaux dépouillés du verger et s’approcha du portail devant lequel une rangée de ruches d’abeilles témoignait encore de l’industrie et de l’aisance du dernier propriétaire. René fut surpris de voir de la lumière dans la chambre où il avait couché deux mois auparavant. Quelqu’un sans doute avait la garde de la maison ; il n’y avait pas de danger à s’en assurer. Il frappa à la porte, alors fermée, et qui l’était rarement dans des jours meilleurs. Il attendit un moment, puis la porte fut entrouverte, et une voix d’enfant demanda :

— Est-ce toi, Babet ?

— Chère mademoiselle, dit-il, ne craignez rien, c’est un ami, René Plans. Puis-je entrer ?

La porte s’ouvrit entièrement ; deux petites mains blanches saisirent les mains brunes de René, et Madeleine dit d’un ton joyeux :

— Ah ! René, c’est vous ! entrez ; maman sera si heureuse de vous voir !

Le jeune homme la suivit dans la grande cuisine qui avait été si peu de temps auparavant le lieu de réunion d’un joyeux cercle de famille. Elle était maintenant vide, sombre et glacée. Madeleine alla chercher d’abord une lampe, et ensuite autant de bois qu’elle en pouvait porter.

— Babet est allée à Saint-Agrève chercher des remèdes, dit l’enfant, mais je vais allumer le feu ; je sais le faire aussi bien qu’elle.

René se chargea de la besogne et demanda avec inquiétude :

— Est-ce Mme Meniet qui est malade ?

— Non, c’est grand-mère. Elle a eu la fièvre — une étrange fièvre — depuis cette nuit. Mais elle est mieux maintenant ; elle a dormi tranquillement aujourd’hui pendant deux heures, puis elle m’a appelée, m’a fait asseoir auprès d’elle et m’a dit de lui réciter un psaume.

Les paroles et les gestes de la petite fille montraient combien elle était absorbée par tout ce qui se passait dans la chambre de la malade.

— Où est Claude ? demanda René.

— Maman nous avait fait partir tous les deux parce qu’elle craignait que nous ne fussions emmenés par les soldats. Elle ne pouvait s’en aller elle-même à cause de grand-mère, qui serait morte si on avait essayé de l’emporter de la maison.

— Mme Meniet a donc été laissée seule ?

— Non, Babet est restée avec elle ; mais grand’mère n’aime pas Babet et ne veut pas être servie par elle ; aussi j’ai dû revenir.

— Votre mère vous a-t-elle envoyé chercher ?

— Oh ! non, elle a même été fâchée quand elle m’a vue ; mais que pouvais-je faire, René ? je savais qu’elle avait besoin de moi. J’ai demandé au cousin Martin de me ramener, et il l’a fait le lendemain. Il est toujours si bon

— Voulez-vous me laisser demeurer avec vous pour vous aider, chère Madeleine ? demanda René. Il était agenouillé devant le feu, arrangeant le bois. La flamme éclairait sa belle figure quand il se tourna à demi vers la jolie mais pâle fillette qui le regardait faire, avec une expression triste et pensive, très touchante chez une aussi jeune enfant.

— Oh ! merci, dit-elle simplement, je l’aimerais bien. Vous pourriez faire beaucoup de choses pour nous, vous êtes si fort ! et puis grand-mère vous aime ; elle a dit que vous étiez bien gentil ; peut-être vous laissera-t-elle asseoir à côté d’elle quelquefois, et maman dormira un peu plus.

En cet instant un pas retentit sur l’escalier. La petite fille courut au-devant de sa mère. René l’entendit s’écrier :

— Maman, René Plans est ici !... Il vient de sa maison exprès pour nous voir.

Avant que René eût le temps de se demander comment il pourrait dire où il avait été en dernier lieu, Isabeau entrait dans l’appartement.

«Vous êtes si fort !» avait dit Madeleine ; mais si fort qu’il fût, il tremblait quand il se leva pour aller au-devant de Mme Meniet. Il avait vu dans ces tristes jours bien des mâles visages mouillés de larmes, mais il n’y avait pas de larmes dans ces grands yeux bleus que faisaient paraître plus grands encore le cercle noir dont ils étaient entourés, et les joues pâles et creuses de la fermière. La lumière de la lampe laissait voir plus d’un fil d’argent dans ces belles tresses brunes à demi-cachées sous un simple bonnet blanc. Des années s’étaient-elles donc écoulées depuis que René ne l’avait vue ? Il n’avait pas fallu des années ni même des semaines ; plus d’une fois, une chevelure a blanchi en une seule nuit.

Isabeau tendit la main à René et le remercia d’être venu la visiter dans son épreuve, puis elle plaça quelques aliments devant le jeune homme.

Ce fut un repas triste et silencieux. Personne n’osait parler de ce qui remplissait tous les cœurs, et René ne pouvait appeler à son aide assez de courage pour dire qu’il venait de Vernoux. Il regarda comme un soulagement d’aller à plusieurs reprises chercher du bois pour le feu, d’ouvrir la porte à Babet, de la refermer ensuite et d’assurer qu’il n’avait besoin pour la nuit que d’un manteau ou d’une peau de mouton. Sans ces quelques interruptions, le lourd silence de cette douleur muette eût été insupportable. Une simple question de Madeleine rompit enfin la glace.

— Comment vous êtes-vous fait mal au bras ? demanda-t-elle en regardant les bandages que René n’avait encore pu enlever.

— La blessure n’est rien, répondit-il. Mais quand il essaya de parler, sa voix fut étouffée par une émotion semblable à celle qu’il avait éprouvée dans la prison en recevant le généreux mais fatal message du jeune pasteur, le second dont il s’était chargé pour lui. Il se couvrit le visage de ses mains, car ses larmes coulaient en abondance.

Isabeau posa doucement sa main sur l’épaule du jeune homme.

— Vous aussi, dit-elle, vous avez versé votre sang pour nous ; n’est-ce pas cela ?

René lui fit alors le récit de ce qui s’était passé et lui donna le détail de certaines circonstances dont elle n’avait entendu parler que confusément. Il lui en coûta beaucoup ; mais s’il avait connu tout le soulagement que les larmes apportent au cœur oppressé, il n’aurait pas hésité à aborder ce sujet. Avant qu’il eût fini, Isabeau pleurait sur son frère et sur son mari comme elle n’avait pu le faire encore.

Le sacrifice de Majal, qui torturait le cœur de René d’une si amère douleur, apportait de la consolation à Mme Meniet. Il lui paraissait, comme au pasteur, tout à fait naturel.

— Nous devons donner notre vie pour nos frères, dit-elle.

Pourtant, en perdant en une heure son mari et son frère, elle perdait tout ce qu’elle avait dans ce monde de plus précieux.

Mais étaient-ils vraiment perdus l’un et l’autre ? Pour Majal il n’y avait plus rien à craindre ni à espérer. L’intendant du Languedoc, le chevalier Lenain, était un magistrat sévère, le fléau et la terreur des protestants. Mais en eût-il été autrement, il n’y avait pas de grâce à attendre. Une seule fois depuis la révocation de l’Edit de Nantes, un pasteur prisonnier avait été absous. Peu de mois avant l’arrestation de Majal, un jeune ministre, qui avait fait concevoir de grandes espérances, avait été trahi et emprisonné ; mais il ne fut pas conduit au gibet. Dans un moment de faiblesse, il fut vaincu par les sollicitations et les promesses dont on usait toujours libéralement, et surtout par la crainte de la mort. Puis Duperron disparut ; son nom fut rarement prononcé, si ce n’est dans les prières, par ceux qui autrefois l’avaient aimé et honoré. Ceux-ci devaient bientôt apprendre qu’il était mort de chagrin à la fleur de l’âge. Ce ne furent pas des larmes comme celles qu’on versa sur lui que répandit la sœur de Majal.

À l’endroit de son mari, il lui restait juste assez d’espoir pour la maintenir dans une anxiété continuelle. Il était à peu près certain que Meniet serait condamné aux galères à perpétuité ; cependant, des criminels comme lui trouvaient grâce quelquefois. Après cinq, sept ou dix ans de ce travail et de ces tortures qui brisaient les forces physiques et morales et laissaient sur le corps et sur l’âme des traces indélébiles, le forçat était parfois libéré, et on lui permettait d’aller terminer sa triste existence au milieu des siens. Ceux-ci avaient quelquefois la faculté d’apporter des adoucissements au sort du galérien durant sa captivité. Cette captivité, d’ordinaire, séparait du monde le condamné presque aussi complètement que le tombeau.

Le lendemain matin, Isabeau dit à René :

— Nous avons bien des motifs de reconnaissance ainsi que vous le voyez, mon ami. Les enfants auraient pu être emmenés, et moi aussi. Nous avons couru un grand danger. Si le commandant de Saint-Agrève, qui fut appelé à minuit, dès l’arrestation du pasteur, n’a pas voulu s’embarrasser de femmes et d’enfants, ou si les supplications de mon frère ont touché son cœur, je ne sais. Majal a noblement plaidé en notre faveur pendant cette terrible nuit, et le commandant l’a écouté avec bienveillance parce qu’il s’est reconnu sur-le-champ ministre de l’Évangile et a répondu avec une parfaite franchise à toutes les questions qui lui ont été adressées. Seulement il n’a voulu donner aucune indication au sujet de ses registres, car d’autres personnes auraient été compromises. Quoi qu’il en soit, nous avons été laissés ici sur notre promesse de ne rien soustraire de ce qui appartient à mon mari. D’après les usages, ils auraient dû mettre les scellés sur tout ce qui a quelque valeur et placer une garde dans la maison. Mais le petit nombre de leurs hommes ne leur a sans doute pas permis de prendre cette dernière précaution. Je me serais éloignée à cause des enfants si la maladie de ma belle-mère n’avait rendu mon départ impossible. J’ai envoyé Madeleine et Claude chez des parents, à Désubas, mon pays natal. Vous savez déjà comment ma petite consolatrice m’est revenue ; mais Claude y est encore. Les ouvriers de la ferme, qui sont tous de zélés protestants et plus ou moins compromis par tout ce qui s’est passé, ont été renvoyés, cela va sans dire, et quelques-uns d’entre eux ont jugé prudent de se cacher. Notre bonne Babet a refusé de nous quitter, et cela a été véritablement une bénédiction de Dieu, car je n’aurais jamais pu subvenir à tous mes devoirs si j’étais demeurée tout à fait seule. René, si vous pouviez rester avec nous jusqu’à ce qu’il me soit possible d’emmener ma belle-mère, vous me rendriez un grand service. Je ne pense pas que votre présence ici puisse vous compromettre puisque vous êtes étranger au pays. Cependant vous devez penser à votre sœur, je ne voudrais pas lui causer de l’inquiétude.

René se hâta de lui assurer que Jeannette serait heureuse chez les Brissac, et qu’il avait prié Jacques de l’avertir que son absence pouvait se prolonger.

— Mais, madame, demanda-t-il avec une brusque franchise, où avez-vous l’intention d’aller quand Mme Rochette sera guérie ?

— Chez quelqu’un de nos amis, répondit Isabeau avec une certaine indifférence.

Le fardeau de douleur et de souci d’un seul jour était tout ce qu’elle pouvait porter.

— Madame, dit René avec un empressement mêlé de respect, je connais un endroit où vous seriez en sûreté et où vous n’auriez à redouter aucun danger. Près des montagnes du Tanargue, dans les Hautes-Cévennes, il y a une petite maison solitaire, non loin d’un village qui est lui-même bien reculé. Notre curé est un homme tranquille et indifférent. Il se borne à retirer le montant des amendes infligées aux parents qui n’envoient pas leurs enfants à l’école.

— Est-ce donc à Cros, votre lieu de naissance, que vous me conseillez d’aller ? demanda Isabeau.

Cet avis lui parut sage. Pour plusieurs raisons elle désirait quitter le voisinage du Mazet. Elle redoutait, plus que la persécution de ses ennemis, l’imprudent dévouement d’amis qui auraient pu s’exposer eux-mêmes au danger sans lui être d’aucun secours. Elle se dérobait aussi volontiers à la pénible sympathie avec laquelle tous les yeux se fixeraient sur la sœur de Majal, dans un district où celui-ci avait été si passionnément aimé. Après un moment de réflexion, elle reprit

— Et si pour le moment nous suivions ce conseil, comment vivrions-nous ?

— Il y a la maison dont je parle qui est tout à votre disposition, madame. Elle n’est pas grande, mais il y aura assez de place pour vous trois. C’est le frère de mon père qui l’a construite.

— Votre maison, René ! s’écria Isabeau avec émotion. Nous proposez-vous de nous recevoir chez vous ?

— Ne me croyez pas trop hardi, madame, dit René, mais je crois que c’est Dieu qui m’a mis cette pensée au cœur ; car je l’ai prié avec ferveur quand je dus obéir à M. Majal et porter ce message qui nous a coûté si cher ; je l’ai prié de me donner à faire quelque chose qui eût pu rendre M. le pasteur heureux s’il l’avait su, et ceci lui ferait plaisir. Vous serez parfaitement en sûreté, personne ne vous inquiétera, ni vous ni les enfants.

— Mais, René, votre sœur ?... et vous ?

— Ma sœur est fiancée à Jacques Brissac ; ils habiteront au village, chez les parents de Jacques, et moi... René hésita :

Un temps bien court, si l’on considère les jours et les semaines, s’était écoulé depuis qu’il avait dit avec une ferme assurance : «Je serai pasteur». Maintenant il reculait avec une crainte respectueuse.

— Et moi, reprit-il, content pour le moment de remplir une tâche beaucoup plus humble, moi, je cultiverai le champ, je rentrerai les châtaignes, je garderai les brebis et le soir, si vous voulez bien le permettre, je m’instruirai auprès de vous. Vous avez beaucoup de bons livres et vous les comprenez, tandis que je puis simplement lire et écrire.

— Ah ! mon enfant, les livres nous ont été enlevés dans cette triste nuit. Toute la maison a été fouillée, pillée ; la cachette a été découverte. Au fond, cela importait peu ; il n’y avait rien de compromettant pour personne. Cher René, j’apprécie votre générosité ; je vous suis plus reconnaissante que je ne saurais le dire, et j’approuve fort le plan que vous avez formé pour nous. Il pourra nous être utile pour un certain temps, jusqu’à ce que Dieu nous ait montré ce que nous avons à faire. Mais si on nous le permet, il nous faudra rester ici jusqu’à ce que ma belle-mère soit assez forte pour supporter le voyage et que des nouvelles du Midi nous soient parvenues.

 

14               Chapitre 13 — Madeleine

La maladie de la Rochette était une fièvre nerveuse, mais Mme Meniet et Babet, ses seuls docteurs, ne l’appelaient pas ainsi. Elles ne connaissaient des affections nerveuses ni la théorie, ni le traitement. Elles possédaient une méthode qu’elles appliquaient à tous les cas. Les remèdes étaient énergiques et administrés à fortes doses. Les saignées et les vésicatoires jouaient un grand rôle. Il semble étonnant que les patients n’aient pas été plus souvent victimes de cette étrange thérapeutique. Mais la vie simple et frugale de ces montagnards fortifiait leur constitution physique, de même qu’une piété fervente, nourrie de la lecture de la Bible et des exhortations des pasteurs, portait jusqu’à l’héroïsme les forces de leur âme. De plus, en médecine comme en beaucoup d’autres choses, l’expérience et le bon sens sont d’un grand secours et empêchent quelquefois une trop rigoureuse application des règles traditionnelles.

La Rochette commença à se rétablir, mais lentement et non sans éprouver beaucoup de souffrances et sans en faire supporter à ceux qui l’entouraient. Un caractère impérieux, un cœur ulcéré, des nerfs irrités formaient un ensemble de dispositions qui tourmentait ceux qui entouraient la malade et la rendait elle-même plus malheureuse encore. Aux ennuis que cet état de choses faisait éprouver à Isabeau et à Babet s’ajoutait, pour chacune d’elles, la douleur de faire souffrir l’autre. Cependant la maladie qui régnait dans la maison fut, dans un certain sens, un soulagement et une bénédiction. Si Isabeau, durant cet intervalle, avait été laissée seule, absorbée par la pensée de ses malheurs, son esprit et son cœur n’auraient pu résister à l’obsession des idées sombres qui l’auraient naturellement assiégée. Mais même la prison de Montpellier où les deux personnes qui lui étaient le plus chères attendaient leur sentence, disparaissait de ses pensées qu’elle était obligée de concentrer sur les soins réclamés par l’état de sa belle-mère.

Elle avait dans la petite Madeleine une aide intelligente. Le cœur de celle-ci était déjà ce cœur aimant de la femme, qui est son plus grand privilège.

René observait l’enfant avec étonnement. Il pensa tout d’abord que sa douleur n’était qu’un écho de celle de sa mère ; mais il vit bientôt que la petite fille prenait à cœur le chagrin de la famille d’une manière toute particulière.

Madeleine ressemblait en tout à sa mère. Elle avait le front large et découvert, de candides yeux bleus, une bouche finement dessinée où se lisaient à la fois la douceur et la fermeté. Claude avait tous les traits de son père, mais il était mieux doué sous le rapport de l’intelligence. Pour le moment ce n’était qu’un enfant aux joues roses, aux yeux noirs pleins de gaîté et de feu. Il avait les goûts de son âge ; il était généreux comme son père et, comme lui, il aimait à faire part aux autres des biens qui lui étaient échus en partage.

Ainsi qu’il arrive souvent, le petit garçon paraissait surtout attaché à sa mère, et Madeleine idolâtrait son père. La petite fille était très réservée et personne, pas même Isabeau, ne se doutait de la profonde affliction que lui causait le sort de son père bien-aimé. Elle n’en parlait jamais, mais elle renfermait toutes ses pensées dans son cœur, et souvent, éveillée dans son petit lit, elle se retraçait avec angoisse les scènes d’horreur qu’elle avait entendu raconter et avait sans cesse présent à l’esprit le visage du condamné.

Elle aimait Majal aussi ; elle l’aimait beaucoup, mais elle ne pleurait pas sur lui. Sa jeune imagination entourait le front du pasteur d’une auréole qui l’élevait en quelque sorte au-dessus de l’humanité.

Peu après l’arrivée de René au Mazet, il y eut une ennuyeuse journée de pluie pendant laquelle la Rochette avait été plus agitée et plus impatiente encore que de coutume. La nuit précédente Isabeau n’avait pas goûté le sommeil, et la matinée avait été remplie de soins minutieux donnés à la malade. Pourtant, vers la fin de l’après-midi, elle se laissa persuader par Babet et les enfants — comme elle appelait René et Madeleine — d’aller prendre un peu de repos. La charge de veiller à côté de la grand-mère incombait à Madeleine ; Babet préparait le souper et René soignait les bestiaux. Son travail fini, il entra dans une salle attenante à la cuisine et où la famille avait autrefois l’habitude de se réunir. Il se laissa tomber, accablé et découragé, sur un escabeau de chêne.

Il était là depuis un moment, quand la porte fut ouverte sans bruit, et Madeleine enveloppée de son manteau de laine blanche, passa devant lui comme un léger fantôme et alla se blottir dans le coin le plus obscur de la chambre. René crut d’abord qu’elle pleurait et se préparait à la consoler ; mais il fut étonné de voir que ses gestes et ses exclamations indiquaient plutôt la colère que la douleur. Le petit pied frappait le plancher, le corps délicat était secoué par un tremblement nerveux, et Madeleine, ne se doutant pas de la présence de René, murmurait :

— Quelles dures, quelles cruelles paroles ! Oh ! grand-mère, comment avez-vous pu dire cela ?

La surprise de René se changea en inquiétude ; il s’approcha doucement de l’enfant et s’efforça de la calmer par ses paroles et ses caresses. Au bout d’un moment les larmes vinrent la soulager, et cet accès de colère ne fut pas de longue durée. Elle lutta vigoureusement pour réprimer ses sanglots et montra qu’elle avait sur elle-même un empire peut-être excessif chez une aussi jeune enfant.

— Je serai sage maintenant, dit-elle.

— C’est Mme Rochette qui n’est pas sage, dit brusquement René.

— Si elle avait dit autre chose, je n’y aurais pas fait attention ; mais c’était cruel de dire de lui — de lui qui pensait toujours aux autres avant de penser à lui-même — de dire qu’il était imprudent, qu’il aurait dû savoir qu’il était surveillé et ne pas s’aventurer jusqu’ici ; et aussi qu’il était la cause de tous nos chagrins, et qu’il eût été heureux pour nous de n’avoir jamais vu son visage. Comment a-t-elle osé ?

De nouveau, la figure de l’enfant s’assombrit et les veines de son front se gonflèrent. La colère de René était encore plus grande que la sienne. Cependant la vieille femme au cœur brisé, à qui on avait enlevé le fils qui faisait sa joie et son orgueil, aurait dû inspirer la pitié plutôt que la colère. C’était dans l’angoisse de son âme qu’elle lançait autour d’elle, comme autant de flèches, des paroles amères, sans se soucier de savoir qui elles atteignaient.

— Il faut que je sois sage, répéta Madeleine, il faut que j’aie soin de ma mère et que je la console ; il faut que je sois bonne et affectueuse pour la pauvre grand-mère ; elle ne comprenait pas ce qu’elle disait.

— Vous êtes toujours bonne et affectueuse, Madeleine, et vous consolez tout le monde.

— Ah ! René, si vous saviez ! cette nuit... — Madeleine baissa la voix et se rapprocha de René — cette nuit, Claude lui-même était sage, tandis que moi je ne pensais qu’à mon chagrin, et j’affligeais tous les autres.

Madeleine n’avait encore jamais parlé de cette nuit-là.

— Mais, dit René, Claude ne comprenait pas, je suppose.

— Naturellement, non. Oh ! René, pourquoi Dieu permet-il que nous soyons si heureux et laisse-t-il ensuite le malheur nous atteindre subitement, sans que nous en pressentions l’approche ? Je pense souvent au soir précédent. Nous étions tous assis autour du feu et nous écoutions mon oncle raconter ce qu’il avait vu quand il traversa les montagnes pour aller remplacer cet autre pasteur. Claude et moi nous savions qu’il devait partir avant le jour et que nous ne pourrions pas le revoir. Grand-mère elle-même consentit à nous laisser rester aussi longtemps que nous le désirions. Enfin Claude s’endormit dans les bras de mon oncle, qui l’emporta dans notre chambre. Je les suivis. Je fus bientôt couchée et endormie, et alors... Elle s’arrêta en frissonnant — Je ne puis vous dire comment cela arriva, René ; je m’éveillai en sursaut, épouvantée. Partout on voyait de la lumière, on entendait des bruits de pas et de voix. Je me levai et m’habillai. En regardant par la fenêtre, j’entrevis des hommes avec des casques d’acier, des fusils et des baïonnettes, qui se tenaient dans le verger. Il y avait aussi des soldats dans la maison, partout. Ils fouillèrent tous les appartements, même notre chambre, et ils éveillèrent Claude qui, effrayé, se mit à appeler maman. Moi aussi, j’aurais voulu aller vers elle ; mais on nous dit de rester où nous étions, et nous n’osâmes pas bouger. Puis nous entendîmes un grand bruit et un galop de chevaux. C’était le commandant de Saint-Agrève qu’on était allé chercher et qui arrivait. Après cela, tout fut calme pendant assez longtemps et Claude se rendormit. Je m’assis sur le lit en tremblant de froid et de peur. Enfin, Babet entra en pleurant ; elle dit que mon père nous demandait et qu’il fallait aller lui dire adieu. Elle habilla rapidement Claude et nous fit descendre. Jusque là, je n’avais pas pensé que mon père aussi...

René pressa tendrement la petite main qu’il tenait dans la sienne, mais il ne put parler. Au bout d’un instant, Madeleine reprit :

— Nous fûmes amenés ici, et en entrant nous fûmes éblouis par l’éclat des torches et le scintillement des armes, mais malgré cela, je le vis.

— M. Majal ? demanda involontairement René.

— Non, je ne vis que mon père. Il était assis près de la table, la tête cachée dans ses mains. Maman était debout près de lui, son visage était pâle et triste, mais elle paraissait calme. Elle avait sur le bras le plus chaud manteau de mon père, prête à le lui mettre sur les épaules, car la neige tombait très fort. Je fus un peu soulagée ; cela rendait cet étrange départ un peu moins différent des autres que je me rappelais. Je pris la main de Claude et nous nous approchâmes du père. Il leva la tête, prit Claude dans ses bras, l’embrassa et le bénit. Mon petit frère pleurait ; il ne comprenait rien à tout cela. Mon tour vint ; je sentis ses bras me serrer, je vis ses larmes ; je pleurai aussi et me cramponnai à lui. Je crois que je criai en disant que personne ne me séparerait de lui, mais je ne sais pas... je ne puis en dire davantage.

— N’essayez pas, dit René avec douceur, car l’enfant pleurait et tremblait.

— Je veux dire encore ceci : Il paraît que Babet et tous les autres essayèrent de nous séparer et qu’ils ne purent me faire lâcher prise. Moi, je ne me rappelle rien jusqu’au moment où la main de mon oncle se posa sur mon bras, oh ! avec tant de douceur ! Cependant je ne pus lui résister. Je cessai de me débattre et de sangloter. Il me prit la main et me conduisit à ma mère. «Tu la consoleras, Madeleine», me dit-il, ce fut tout.

— Ce fut là son dernier adieu ? demanda René.

— Oui, mais, ô René, mon père, mon père !

— Votre père, vous pouvez encore le revoir, même sur la terre, dit René.

Les larmes amères qu’il avait récemment versées sur la tombe de son propre père augmentaient sa sympathie pour la douleur de la fillette et il n’eut pas de peine à trouver des paroles affectueuses pour la consoler.

Dans les années qui suivirent, il n’entendit jamais plus Madeleine parler de cette nuit fatale, qui avait cependant laissé sur ce cœur d’enfant une impression ineffaçable. Consoler sa mère devint dès lors la seule préoccupation de Madeleine. Elle ne devait pas s’attarder à verser des larmes et à nourrir son propre chagrin.

 

15               Chapitre 14 — Attente

Les jours sombres de janvier ne passèrent pas sur le Mazet sans y amener quelque événement. Ils apportèrent une lettre assez bienveillante du commandant de Saint-Agrève, informant la famille affligée qu’elle pouvait demeurer dans la maison de Meniet jusqu’à ce que l’intendant eût fait connaître sa décision touchant le sort destiné à la ferme. Puis, des nouvelles consolantes arrivèrent par ceux qui avaient accompagné les captifs jusqu’aux portes de Montpellier. Ils rendaient témoignage à l’héroïsme calme et plein d’abnégation du pasteur, ainsi qu’au courage et à la sérénité toujours croissants de ses compagnons d’infortune, pour qui il était encore le ministre de Dieu. Ils disaient aussi que le commandant de Vernoux, M. Ladevèze, qui avait été chargé de la surveillance des prisonniers durant le voyage, s’était montré aussi humain, aussi compatissant que ses fonctions pouvaient le permettre.

Peu après la réception de ces nouvelles, des soucis d’une autre nature vinrent assaillir Isabeau. Les amis à qui elle avait confié le petit Claude lui apprirent que des religieuses établies dans le voisinage avaient remarqué l’enfant, louaient sa beauté, son intelligence, et lui donnaient des jouets et des bonbons. Les protestants ne redoutaient rien tant que de voir leurs enfants caressés par des étrangers, et les étrangers qui portaient un costume ecclésiastique étaient doublement à craindre. Le détournement des mineurs était un des traits les plus cruels de la persécution des huguenots, au dix-huitième siècle. Il était la source de plus grandes souffrances que le gibet, les galères et la prison, parce que cette mesure était plus souvent appliquée que les condamnations infligées aux adultes. Si des témoignages contemporains irrécusables ne nous restaient pas pour prouver l’effrayante multiplicité de ces détournements, cela nous paraîtrait incroyable. Aucun protestant n’était sûr, en rentrant le soir chez lui, de pouvoir embrasser ceux qu’il y avait laissés le matin.

Isabeau ne savait que trop ce que présageaient les caresses et les présents des religieuses. Quelque attrayant jouet — peut-être un Agnus Dei, ou une image aux brillantes couleurs, représentant la Vierge — serait offert au petit hérétique, qui accepterait promptement le joli joujou et le conserverait comme un trésor.

Il irait volontiers avec d’aussi bonnes amies et, en reconnaissance des bonbons, il tâcherait de leur plaire, en répétant après elles quelques mots dans une langue inconnue. Ce serait amplement suffisant pour permettre aux sœurs d’assurer que Claude Meniet, enfant intelligent, arrivé à l’âge de raison — c’est-à-dire à l’âge de sept ans — avait exprimé le désir d’entrer dans le giron de l’Église catholique. Il serait alors du devoir de ceux qui détenaient l’autorité d’encourager d’aussi bonnes dispositions en enlevant l’enfant à ses parents ou à ses tuteurs, et le résultat de tout cela serait l’ordre de l’enfermer de force dans un couvent. Il est vrai que Claude n’avait pas encore sept ans, mais comment cela serait-il prouvé, en l’absence de tout extrait légal de naissance ou de baptême ?

C’était assez pour Isabeau Meniet de perdre son mari et son frère, sans perdre aussi son unique fils. Dans sa frayeur elle envoya chercher le petit garçon, pensant qu’il serait moins en danger au Mazet qu’à Désubas. Les jeux et les rires de l’enfant réjouirent de nouveau cette triste demeure. Sa présence était une consolation pour tous les habitants de la ferme, excepté pour la pauvre invalide. Elle aimait beaucoup son petit-fils que, en dépit de ses sévères théories sur l’éducation, elle gâtait quelque peu ; mais comme le caractère du petit garçon, de même que le sien, était très emporté, il survenait entre eux de fréquentes collisions. René et Madeleine avaient souvent à déployer toutes leurs ressources pour faire amuser Claude loin de la chambre de sa grand-mère.

Enfin janvier fit place à février. C’était le second jour de ce dernier mois. René, dans la suite, s’en retraça les moindres incidents à la lumière des événements qui, dans cette journée, s’accomplissaient ailleurs. Au Mazet, elle s’écoula comme les précédentes. Vers le soir, René se trouvait dans la grange, préparant de la nourriture pour les bestiaux et se disant avec regret que la corvée qu’il accomplissait là était un travail ingrat et inutile, puisque des étrangers seuls en profiteraient. Tout à coup il s’entendit appeler doucement par une voix qu’il ne reconnut pas d’abord. Il pensa que ce devait être le porteur des nouvelles qu’ils attendaient et redoutaient à la fois. Il sortit donc en courant, sans même prendre le temps de remettre sa veste.

Jean Desjours était devant lui ; il le reconnut aux dernières lueurs du crépuscule. Son visage était amaigri et défait. Avoir sa tête mise à prix n’était pas une circonstance propre à donner à un homme, si brave fût-il, de l’embonpoint et de la fraîcheur. Cependant il n’avait plus l’expression d’abattement et de désespoir que René avait remarquée chez lui quelque temps auparavant. Son attitude annonçait plutôt de la détermination et une courageuse confiance.

— Avez-vous appris quelque chose ? s’écria-t-il en saisissant la main de René.

Celui-ci lui dit tout ce qu’il savait ; mais cela, il le connaissait déjà.

— Comment se fait-il que vous soyez ici, Jean ? demanda René. Votre cousin se serait-il montré indigne de votre confiance ?

— Oh ! pour cela, non ; il y a du bon en Philippe. Une tache noire sur le visage d’un homme ne fait pas qu’il soit un nègre. Il est encore au lit par suite de ses blessures, et il souffre beaucoup, le pauvre garçon. Il m’aurait reçu au péril même de sa vie, mais quand il sera guéri, il pourra être recherché pour la part qu’il a prise à l’affaire de ce dimanche, et, de plus, s’il était soupçonné de m’avoir caché... Que me conseillez-vous de faire ?

— Quelles seraient vos intentions ?

— De traverser les montagnes, de prendre un autre nom, et de trouver de l’ouvrage dans une ferme ou chez un berger. Mais je désirerais m’arrêter quelques jours dans ce quartier, jusqu’à ce que certaines nouvelles nous soient parvenues.

Ici le petit Claude vint interrompre la conversation. On l’avait envoyé appeler René pour le souper.

— Dis à ta mère que j’y vais, répondit René ; puis s’adressant à Desjours avec un peu d’hésitation :

— Je crains, dit-il, qu’il ne soit dangereux de vous inviter à entrer. Restez ici ; je reviendrai bientôt et vous apporterai à manger.

— Bien, cela me va. Quelque réputation d’imprudence qu’on me fasse, je ne suis pas assez fou pour aller compromettre Mme Meniet.

René ne trouva pas sa tâche aussi facile qu’il s’y était attendu. La morale sévère du Désert ne permettait pas ce qu’on appelle les petits mensonges. Il ne put répondre aux simples questions de Claude sans éveiller les craintes d’Isabeau qui, depuis ses chagrins, était sans cesse sur le qui-vive. Il dut lui dire toute la vérité, et elle fut très fâchée contre lui.

— Et vous avez pu, dit-elle d’un ton de reproche, laisser dehors un homme dont la tête est mise à prix à cause de l’amour qu’il avait pour mon frère ? Je ne saurais souffrir cela !

Aussitôt elle se leva de table pour aller chercher le proscrit. Celui-ci éprouva un moment de douce joie lorsque Mme Meniet lui prit la main. Ils n’étaient pas entièrement étrangers l’un à l’autre. Isabeau avait vu quelquefois Desjours dans la compagnie de son frère, et avait entendu son mari le plaisanter sur son dévouement enthousiaste pour Majal.

— Mon ami, lui dit-elle, je sais tout ce que vous avez fait et supporté. Au nom de celui qui est sans doute à cette heure hors des atteintes de la souffrance, je vous remercie. Pour moi, il m’était plus cher que la vie, et il en était de même pour vous ; vous l’avez noblement prouvé. Entrez ; il serait vraiment étrange que vous ne fussiez pas le bienvenu sous le dernier toit qui l’ait abrité.

Jean Desjours, bien que touché de ce témoignage de reconnaissance, demeura ferme dans sa résolution.

— J’ai déjà causé assez de trouble, dit-il, je ne veux pas en causer davantage, et à vous moins qu’à tout autre, madame.

Mais Isabeau savait être ferme aussi. Le débat fut long et se termina par une sorte de compromis. Desjours accepta la nourriture et un abri, ainsi que des vêtements qu’un ouvrier de la ferme avait laissés. Avec ces habits, il prit aussi les fonctions de leur dernier propriétaire, et il paraissait peu probable, de cette manière, qu’il courût aucun risque d’attirer quelque danger sur la tête de ses hôtes.

 

16               Chapitre 15 — Le capitaine de dragons

Peu de jours après, un jeune officier de dragons chevauchait nonchalamment sur la route de Saint-Agrève au Mazet. La matinée était belle ; le soleil faisait resplendir le brillant uniforme qui, au grand regret de celui qui le portait, n’était décoré d’aucun de ces glorieux insignes obtenus dans une véritable guerre. Comme l’unique soldat qui composait son escorte n’avait pour toute arme que son sabre, ce ne devait pas être son devoir militaire qui l’amenait au Mazet.

Émile de Sablères, marquis de Chantal, capitaine de dragons, servait le roi dans la province du Languedoc. Aussi brave qu’un preux chevalier, il aurait de beaucoup préféré porter son activité sur le théâtre de la guerre qui sévissait avec violence dans les Pays-Bas et en Allemagne. Mais la force des circonstances et son propre intérêt l’attiraient dans le Midi, et le retenaient dans le voisinage de son influent et riche grand-père, l’intendant Lenain, baron d’Asfeld. Ainsi donc, pendant que ses frères d’armes cueillaient des lauriers à Fontenoy, le jeune Chantal était enchaîné par une foule d’insignifiants devoirs qu’il méprisait parce qu’ils étaient sans danger et sans gloire. Il faisait des vœux pour que s’accomplît l’invasion imminente de la Provence par les alliés. En attendant, il prenait sa part de tous les plaisirs et de toutes les distractions que Montpellier pouvait offrir. Il le faisait sans enthousiasme, car il n’y puisait pas beaucoup de jouissance, et simplement pour échapper à ce qu’il considérait comme le pire des maux, l’ennui.

Il trouvait cependant quelques compensations dans la société et l’amitié de parents éloignés dont l’antique château était situé sur les bords du Rhône, près de Saint-Péray. Quelques mois auparavant, comme il revenait de leur faire une courte visite, René Plans avait eu l’honneur de lui servir de guide pendant plusieurs étapes. Cette fois-là, il avait dépassé son congé et encouru le déplaisir de son chef. Mais l’intendant s’intéressait à la fortune de son petit-fils, et il savait que les parents de Saint-Péray avaient à leur disposition la main d’une riche pupille. Aussi, non seulement il apaisa le colonel, mais il fit confier au jeune capitaine une mission qui lui permit d’aller visiter de nouveau ses amis. Chantal la trouvait rebutante, et il en retarda l’exécution aussi longtemps qu’il l’osa. Sa promenade dans la direction du Mazet n’avait rien de commun avec l’objet de sa mission. Il était porteur de deux lettres qu’il avait promis, sur son honneur, de remettre en mains propres.

M. de Chantal appartenait corps et âme à la génération nouvelle, inquiète, agitée, fiévreuse, dont l’esprit en fermentation émettait toujours de nouvelles idées et des plans à peine ébauchés. Il n’était pas enraciné dans le scepticisme, bien que des doutes vagues vinssent hanter son esprit. On ne le rencontrait pas sur le banc des moqueurs ; il était plutôt porté à la rêverie. Durant les dernières semaines, une véritable tragédie s’était déroulée sous ses yeux. Arrivant soudainement au milieu de ses rêves, ces événements avaient fait sur lui une profonde impression.

Tout ce qu’il y avait en lui de généreux enthousiasme fut éveillé par ce qu’il vit et entendit ; mais ses impressions, vives et promptes, n’étaient pas toujours durables. Tant qu’elles persistaient, il ne les cachait pas ; il s’attachait au contraire à les défendre.

C’était certainement un anachronisme, de la part de l’intendant, que d’envoyer cet enfant du dix-huitième siècle, plein d’imagination et de sensibilité, à Saint-Agrève, avec la mission de raser jusqu’au sol la demeure d’un honnête homme à cause d’une offense que le jeune officier aurait lui-même commise si l’occasion lui en avait été offerte. Dans quelques jours, au plus tard, ce cruel devoir devait être rempli ; mais ce n’était pas ce qui le conduisait au Mazet ce matin-là.

 

17               Chapitre 16 — La victoire

Le petit Claude, monté à l’une des fenêtres les plus élevées de la maison, aperçut le premier les cavaliers et donna l’alarme ; et quand l’officier, descendant de cheval, jeta les rênes à son domestique, il vit sur le seuil de la porte une femme pâle, mais belle et gracieuse. Chantal la salua avec respect, en disant :

— C’est, je pense, à Mme Meniet que j’ai l’honneur de parler. Je viens de Montpellier, et je vous apporte des lettres de ceux dont vous désirez certainement apprendre des nouvelles.

Isabeau l’invita du geste plutôt que de la voix à entrer dans la maison. Il la suivit dans la chambre où, immédiatement, il devint le centre d’un groupe silencieux qui attendait ses nouvelles avec anxiété. Ce jour-là, pour la première fois, la pauvre invalide avait repris sa place au coin du feu. Elle se demandait tristement pourquoi une existence si inutile avait été épargnée, tandis que des hommes jeunes et pleins d’espérance, dont la vie était plus précieuse qu’on ne saurait le dire, étaient retranchés du monde. Madeleine, debout près d’elle, serrait tendrement dans les siennes la main flétrie de sa grand-mère. René, dans son empressement, s’approcha davantage de l’étranger, et, à sa grande surprise, il reconnut en lui le capitaine dont il avait été le guide au prix de bien des regrets. Claude se pressait contre sa mère, Desjours et Babet demeuraient en arrière.

Chantal regarda autour de lui, d’abord le petit groupe, ensuite, non sans quelque étonnement, la chambre dont l’ameublement, quoique très convenable, était celui d’une ferme ordinaire. Il serait difficile de dire ce qu’il s’attendait à y trouver ; mais aucune recherche, aucun luxe ne lui aurait paru déplacé.

Les mots ne lui venaient pas facilement, bien qu’il eût beaucoup à dire. Ce fut Isabeau qui rompit le silence :

— Et mon mari, monsieur ? demanda-t-elle, comprenant instinctivement les sentiments bienveillants du jeune gentilhomme.

— Je suis désolé, madame, d’être porteur de mauvaises nouvelles : M. Meniet est condamné aux galères.

— Pour... la vie ?

Ces trois mots furent à peine articulés. L’officier, pour toute réponse, inclina la tête. Le coup fut reçu en silence ; il était attendu. Mais les enfants se mirent à pleurer, et un sourd et douloureux gémissement s’échappa des lèvres de la vieille mère. Ce calme parut à Chantal plus expressif que les plus bruyantes lamentations.

Tout n’était pas dit encore.

— Mon frère ? murmura Isabeau.

— Madame, votre noble frère est avec Dieu.

— Depuis quand ?

— Depuis le second jour de ce mois.

Un revirement étrange et soudain se produisit alors dans l’âme d’Isabeau. Ce n’était plus son frère, l’idole de son enfance et de sa jeunesse, la joie et l’orgueil de son âge mûr : c’était le martyr triomphant à qui elle pouvait penser et de qui elle pouvait parler avec calme et sérénité. Elle pouvait même s’étonner que le dénouement eût été si longtemps retardé. D’ordinaire, quelques jours suffisaient pour l’accomplissement des courtes formalités qui précédaient le supplice.

— Pourquoi l’ont-ils retenu loin du ciel durant ces longues semaines ? dit-elle.

Si elle avait connu ce qui s’était passé dans ce laps de temps, elle l’aurait considéré comme le digne couronnement du court, mais utile ministère de son frère.

— Madame, répondit le jeune officier, cette vie était précieuse, et beaucoup de personnes auraient voulu la conserver. On trouvait dur que votre frère mourût par suite de ses trop franches déclarations, lorsqu’il n’existait, en dehors de son propre témoignage, aucune preuve légale qu’il eût exercé les fonctions de ministre protestant. L’intendant a fait demander des instructions à Versailles, et, pendant ce temps, les sollicitations, les promesses, les supplications ont été épuisées pour arracher des lèvres du prisonnier le mot qui l’aurait sauvé. S’il avait dit simplement : «Je doute», ou moins encore : «Je verrai, j’examinerai», il aurait évité la mort.

Isabeau avait repris son assurance.

— Et vous, monsieur, dit-elle, qui portez, je le sais, l’uniforme du roi sur un cœur dont l’honneur n’a jamais été terni, qu’auriez-vous pensé de lui s’il avait prononcé ce mot ?

— Je comprends parfaitement, madame, le refus d’un homme de cœur d’acheter la vie au prix de son honneur. L’orgueil, un noble orgueil le soutient. Il rejette loin de lui avec dédain d’indignes propositions, et en mourant il se sent bien au-dessus de ceux qui lui ont en vain offert la vie. Il n’en était pas ainsi de votre frère ; il a toujours été serein et patient, plein de douceur, d’abnégation et de reconnaissance pour les bienveillantes intentions de ceux qui s’intéressaient à lui. Il semblait se considérer comme le dernier et le moindre des hommes, mais aussi le plus heureux. Quoiqu’il fût en face d’une mort cruelle, personne ne songeait à le prendre en pitié. Il semblait plutôt avoir lui-même pitié de ceux qui cherchaient à l’ébranler, mais il n’éprouvait aucun sentiment de mépris. «Mon sort n’est pas à plaindre, l’ai-je entendu dire, il est digne d’envie. Je ne crains rien, car l’Éternel est mon berger, ma part, mon espoir et ma haute retraite». Les Etats du Languedoc, vous le savez sans doute, viennent de tenir leurs assemblées. L’évêque de Montpellier et d’autres membres du haut clergé ont visité souvent le captif et ont usé, pour vaincre sa résistance, de tous leurs arguments et toute leur éloquence.

— Les lâches ! murmura Desjours.

— Non, dit Isabeau, je ne leur fais aucun reproche, à eux ni à personne. Cependant, monsieur, vous comprendrez qu’il nous paraisse peu chevaleresque et peu loyal de lier un adversaire, pieds et mains, de le placer en face du gibet, et alors de lui ordonner de défendre ses principes religieux.

— Dans de semblables combats, madame, il ne me serait pas difficile de nommer le héros. Je ne suis pas théologien ; je ne comprenais rien aux questions que l’on discutait, et elles ne m’intéressaient nullement ; mais ceux qui s’y entendent louaient hautement l’érudition de votre frère, sa douceur, sa modestie, en même temps que sa force de caractère. L’évêque de Montpellier lui parlait et parlait de lui avec respect et affection.

— Dieu le récompense ! s’écria Isabeau.

— L’intendant l’a interrogé plusieurs fois, poursuivit le jeune officier, mais enfin, comme le temps s’écoulait, il a été obligé par ordre du roi de l’adjurer, au nom de Celui en la présence duquel il allait bientôt se trouver, de déclarer s’il y avait quelque fondement dans la rumeur qui attribue des desseins déloyaux aux protestants. «Les protestants ont-ils un trésor commun, des amas d’armes ? Sont-ils en communication avec les Anglais ?» a-t-il demandé. À ces questions M. Désubas a répondu :

«Rien de tout cela n’est vrai ; les pasteurs ne prêchent que la patience et la fidélité au roi». «Je le sais, monsieur», a dit l’intendant. Un étrange incident s’est produit quand on a lu sa sentence au tribunal où il y avait foule. En regardant autour de moi, je n’ai aperçu que des visages en larmes. Citoyens, soldats, avocats, juges eux-mêmes, tous étaient émus. Les lèvres de l’intendant ont prononcé sans trembler plus d’une sentence ; mais cette fois, il n’a pu s’empêcher d’ajouter : «Tels sont les ordres du roi, mais c’est avec douleur que je m’y conforme». — «Je le sais, monsieur», a répondu le condamné avec calme. Mes regards étaient fascinés par la noble sérénité de son visage, le seul dans la salle sur lequel on ne lût ni chagrin, ni regrets. Il se fit alors un mouvement dans l’auditoire, et j’entendis les personnes qui m’entouraient murmurer les unes aux autres avec surprise : «Voyez monsieur l’intendant !» Je détachai mes regards du prisonnier pour les porter sur le président, et je vis que lui aussi pleurait... Dois-je poursuivre, madame ?

— S’il vous plaît, monsieur ; vos paroles sont un soulagement pour moi.

Le capitaine détourna à demi la tête et reprit en baissant la voix :

— Le lieu choisi pour l’exécution était l’Esplanade.

— Nous connaissons bien cette place. Plus d’un martyr est entré de là dans la joie de son Seigneur. Souvent nous parlions..., mais continuez, monsieur.

— Quoique je fusse bien près de votre frère, madame, durant le supplice, je ne puis vous rapporter aucune parole de lui. Aucune n’eût pu être entendue à cause du roulement des quatorze tambours qui battaient sans relâche ; mais il ne paraissait pas en entendre le bruit. La sérénité qui avait régné jusque-là sur son visage avait maintenant fait place à une expression radieuse, et cette expression transfigurait même le lugubre appareil du supplice. Il avait la tête et les pieds nus, et la longue chemise blanche, semblable à un linceul, dont il était revêtu, mettait en relief sa noble stature et son beau visage. Il s’agenouilla au pied de l’échelle, leva les yeux et les mains au ciel, et pria avec ferveur. Il adressa un adieu plein de mansuétude aux jésuites qui l’accompagnaient ; mais il les pria de le laisser mourir en paix et repoussa doucement le crucifix qu’ils voulaient lui faire baiser. D’un pas rapide il monta l’échelle ; mais une nouvelle épreuve l’attendait encore : le bourreau l’arrêta et l’obligea à voir brûler sous ses yeux des sermons, des liturgies du Désert et des notes synodales qu’on avait saisis sur lui. Ce fut un moment solennel. Les tambours battaient aux champs ; mais le plus grand recueillement régnait dans l’immense foule. Tous les regards étaient fixés pour la dernière fois sur la forme blanche et sur le visage radieux qui semblait déjà contempler la gloire céleste. Enfin le dénouement arriva, mais je ne vis rien et je n’ai pas honte des larmes qui voilèrent mon regard. Dans cette multitude, je vous l’assure, on n’aurait pu distinguer les catholiques des protestants, car tous pleuraient.

Le narrateur se tut. Le silence qui suivit fut interrompu par la voix de la Rochette qui répéta avec une ferveur solennelle ce passage : «Ce sont eux qui viennent de la grande tribulation, et ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau. C’est pourquoi ils sont devant le trône de Dieu et le servent jour et nuit dans son temple ; et celui qui est assis sur le trône dressera sa tente sur eux» (Apoc. 7:14-15).

Le jeune soldat inclina la tête et écouta avec respect les paroles sacrées. Isabeau était absorbée par la pensée que son frère était entré triomphant dans le ciel, laissant derrière lui de glorieuses traces. Au bout d’un moment, elle tendit à Chantal sa main blanche et froide.

— Nous vous remercions, dit-elle ; vous êtes bon pour nous, et ce qui nous touche plus encore, vous avez été bon pour lui.

— Tout le monde en eût fait autant, dit Chantal en portant la main d’Isabeau à ses lèvres.

— Aucune pensée d’amertume ne se mêle à notre chagrin, dit Mme Meniet, toujours avec le même calme. Mon frère nous apporte la paix, même dans sa mort. Dans ces larmes versées ensemble, protestants et catholiques oublieront leurs griefs, et son exemple nous aidera, à nous qui l’aimions tant, à pardonner aux juges, aux évêques, aux jésuites qui lui ont témoigné de la sympathie, et à prier pour eux.

— Les catholiques, reprit Chantal, ne craignent pas de consoler ouvertement vos coreligionnaires et de leur dire quel honneur la mort du martyr fait rejaillir sur leur cause. Et maintenant, madame, ma mission ici comme homme privé est terminée, ou du moins elle le sera quand je vous aurai remis ces lettres.

Il sortit un portefeuille où il prit deux lettres cachetées, adressées à Mme Meniet au Mazet, près de Saint-Agrève. L’une était de Majal ; l’autre, d’une écriture gauche et irrégulière, trahissait la main inexpérimentée de Meniet. Isabeau les reconnut à l’instant ; elle les saisit en changeant de couleur et les paroles de gratitude qu’elle essaya de balbutier expirèrent sur ses lèvres.

— Je voudrais de tout mon cœur, dit Chantal, que mes affaires ici comme soldat fussent aussi terminées.

— Je ne comprends pas, monsieur, dit Isabeau à qui la vue de ces lettres faisait déjà perdre son calme presque surnaturel.

— Malheureusement, madame, je suis, bien contre mon gré, porteur des ordres du roi, pour que cette maison soit démolie et rasée.

— Ne regrettez pas cela, monsieur, et croyez-moi, nous ne le regrettons pas nous-mêmes. Après avoir donné à Dieu ce que nous avions de plus cher, pensez-vous que nous lui marchanderons du bois et de la pierre ?

— Qu’en sais-tu, Isabeau Majal ? cria tout à coup la voix aiguë et cassée de la Rochette. Tu n’es pas née ici, tu n’y as pas été baptisée, et tes morts ne dorment pas là-bas dans ce jardin. Les miens y sont, et j’espérais que bientôt mon brave fils m’y coucherait aussi, et que je reposerais auprès d’eux. Cependant ne crois pas que je pleure la maison, le jardin, les tombes, oh ! non ; Dieu sait que tout cela a moins de valeur pour moi qu’un seul des cheveux de sa tête. Tu le sais aussi, Isabeau, quoique j’aie peut-être prononcé quelques dures paroles que je ne pensais pas, au fond ; car c’est lui qui m’a enseigné à mettre mon espoir dans la possession de cette demeure qui n’est pas faite de mains d’hommes, et si jamais j’y entre, c’est à lui après Dieu que je le devrai. Mais mon fils ! mon fils !... Je descendrai dans la tombe en pleurant sur mon fils ! Monsieur l’officier, si votre cœur sait ce que c’est que la pitié, demandez à l’intendant si la destruction de cette maison, la mère et les enfants sans abri au monde, ne sont pas une assez forte punition pour le crime d’avoir ouvert notre porte à Majal. Qu’auriez-vous fait, monsieur, s’il était venu frapper à la vôtre ?

— Mère, chère mère, calmez-vous ! dit Isabeau d’un ton suppliant. Monsieur l’officier est bon et généreux ; il nous viendrait en aide, s’il le pouvait, mais Dieu seul le peut, tournons nos regards vers lui.

— Du moins, dit Chantal, je puis veiller à ce que M. Meniet et les autres prisonniers ne manquent de rien. Vous pouvez être assurés que rien ne sera négligé pour adoucir leur captivité.

— Nous vous remercions, monsieur, dit Isabeau.

— Un mot encore, reprit la Rochette, ce sera le dernier que vous entendrez de ces lèvres, trop promptes peut-être à s’ouvrir quand il eût mieux valu laisser parler les jeunes. De nos jours, ce sont les jeunes gens qui savent tout faire, même mourir. Dites à ceux qui vous ont envoyé, monsieur, qu’il leur est facile de renverser ces murs dans la poussière, mais que nous remercions Dieu de ce qu’ils ne peuvent atteindre la demeure où Majal a été reçu.

— Dites-leur encore, ajouta Isabeau, que nous prions, comme il a prié sans doute, pour que les portes d’or de cette demeure s’ouvrent aussi toutes grandes devant eux, par l’efficace intercession du Sauveur qui l’a racheté et dont la main droite l’a soutenu.

Celui à qui s’adressaient ces mots ne les comprenait pas ; mais il sentait que c’étaient là de généreuses paroles de paix et de pardon. Il n’eut pas la peine de chercher une réponse, car Babet, qui se préoccupait jusqu’au dernier moment de l’honneur de la maison, était sortie inaperçue, emmenant le petit Claude, et celui-ci rentrait maintenant chargé de vin et de pain de froment qu’avec une grâce timide il offrait au jeune officier.

— Monsieur, dit Isabeau, vous êtes le dernier étranger qui rompra le pain sous ce toit, et en le faisant vous nous honorez. Votre sympathie pour nous vous a acquis notre plus sincère gratitude. Daignez vous rappeler quelquefois, en suivant vos destinées dans les cours et les camps, que bien loin, dans le Désert, quelques protestants proscrits prient Dieu de vous garder dans toutes vos voies et de vous combler de ses plus précieuses bénédictions.

— C’est moi qui vous suis reconnaissant, répondit Chantal ; probablement que les prières ont autant de valeur en français qu’en latin.

C’était peut-être pour cacher son émotion qu’il se pencha sur Claude et dit en le caressant :

— Ce petit bonhomme ressemble beaucoup à son père, et je connais plus d’une grande dame qui serait ravie d’avoir pour page un si bel enfant.

Sans doute à cause de quelque vague souvenir de la dernière visite des soldats au Mazet, le petit garçon recula devant ces avances, et son beau front candide se couvrit d’un nuage de mauvais augure. Isabeau l’attira à elle et détourna la tempête imminente par de douces paroles et des caresses plus douces encore. Puis elle demanda :

— Quand serez-vous obligé, monsieur, d’exécuter cet ordre ?

— Je crains que ce ne soit après-demain, répondit tristement Chantal. Je doute de pouvoir obtenir un autre sursis. Emportez tout ce que vous pourrez, madame, et que Dieu soit avec vous.

Il prit alors un affectueux congé d’Isabeau et des autres habitants de la ferme, et se prépara au départ. René l’accompagna, et ils causèrent ensemble quelques minutes.

Quand il rentra, tous étaient debout et silencieux devant la chaise de la Rochette. Isabeau semblait ne rien voir de ce qui l’entourait. Elle contemplait comme dans une extase quelque objet éloigné et invisible aux autres. Le petit Claude fixait sur le visage de sa mère des yeux pleins d’un respect et d’un étonnement enfantins.

Lorsque René se fut joint au groupe, Mme Meniet dit :

— Remercions Dieu pour notre frère.

Ce n’était plus mon frère, c’était notre frère — celui de René, de Desjours, même de la petite Madeleine — par une raison analogue à celle qui fait de Dieu notre Père.

Tous, jusqu’à l’aïeule, s’agenouillèrent et se rapprochèrent ainsi les uns des autres. René se plaça à côté de Madeleine et prit dans la sienne la petite main de l’enfant.

Alors la voix d’Isabeau s’éleva ferme et claire : «Père, nous te bénissons pour la vie sainte et pure de notre frère et pour sa mort triomphante. Nous te bénissons pour tout ce qu’il a été et ce qu’il est pour nous. Nous te bénissons pour toute la joie qu’il a eue ici-bas à te connaître, à te suivre, à tout abandonner pour toi, à travailler, à souffrir, à mourir pour l’amour de ton nom. Nous te bénissons pour la joie qu’il a maintenant à te contempler face à face. Tu as exaucé le vœu de son cœur, et tu n’as pas rejeté la requête de ses lèvres ; tu l’as comblé des richesses de ton amour ; il voit le Roi dans sa beauté. Il demandait — non, nous demandions pour lui, avec quelles prières et quelles larmes, tu le sais ! — nous te demandions la vie, et tu la lui as donnée ; même une longueur de jours à perpétuité. Tu l’as fait être un exemple de tes bénédictions pour toujours, tu l’as comblé de joie par ta face».

C’est ainsi que les affligés remerciaient Dieu, tandis qu’ils se tenaient encore dans le nuage resplendissant, sur la sainte montagne. Mais l’extase et la vision ne pouvaient durer ; le temps et la nature ne devaient que trop tôt reprendre leurs droits. Les cœurs désolés se seraient brisés si Jésus n’était resté auprès d’eux.

En retraçant l’histoire de ce martyr, le biographe n’a pas eu besoin d’embellir son héros, il n’a eu qu’à se laisser guider par la seule vérité. Il est des pages, dans l’histoire, dont aucun récit imaginaire ne saurait égaler la simple et sublime grandeur. Le chroniqueur des Pasteurs du Désert, après avoir raconté avec quel calme triomphant Majal avait franchi le seuil de sa demeure céleste, termine par ces mots : «Ainsi mourut, à l’âge de vingt-six ans, le ministre Matthieu Majal Désubas. Sa jeunesse, sa beauté, son intelligence, sa douceur, sa sérénité, son héroïsme évangélique, forment, pour ainsi dire, un arrière-plan lumineux sur lequel se détache plus distinctement l’image de ce martyr, le plus pur et le plus beau de tous ceux du Désert. Rien ne manque à sa gloire. Il obtint le regret des protestants et des catholiques, des évêques et des juges, des geôliers et des bourreaux.

Les poètes populaires ont célébré son douloureux triomphe, et les armées célestes vers lesquelles, dit la complainte, son esprit s’envola et dont il lui tardait d’entendre les mélodies, le reçurent sans doute avec des palmes et des chants de victoire». (*)

(*)Histoire des pasteurs du Désert, par Napoléon Peyrat.

 

18               Chapitre 17 — La force des collines

Deux ans se sont écoulés depuis que l’Église sous la croix pleurait sur la tombe de son fils préféré, Majal Désubas, remplissant les vallées et les hameaux des Cévennes et du Vivarais «d’un long cri d’angoisse». C’est par une belle matinée de dimanche, vers la fin de mai 1748. Le soleil brille d’un si joyeux éclat, l’air est si embaumé sur la montagne où est construite la maisonnette qui fut la demeure de Paul Plans, que ses habitants laissent la porte ouverte pour mieux jouir de la douce température. Leur occupation est sérieuse ; mais ils ne craignent pas les interruptions. La solitude au dehors est absolue ; le lieu qui leur sert de refuge est une sûre retraite.

Une vieille femme et deux enfants sont agenouillés à côté d’une femme plus jeune qui prie à haute voix.

Au moment où la prière se terminait, tous aperçurent sur le plancher l’ombre d’un nouveau venu. Le petit Claude, le plus prompt à se relever, courut vers la porte et se trouva en un instant dans les bras d’un grand jeune homme aux traits brunis, mais beaux. René Plans était maintenant agent accrédité des églises du Désert dans les Hautes-Cévennes. Il était dans sa dix-neuvième année, mais paraissait beaucoup plus âgé. Ses cheveux bruns et bouclés, ses yeux vifs et intelligents, sa taille mince et bien prise, ses membres nerveux, annonçaient l’énergie et la santé et s’il jouissait, comme c’est probable, de la périlleuse distinction d’avoir son signalement entre les mains de la police, il s’y trouvait sans doute dépeint comme un bel homme.

Isabeau plaça sa main dans la sienne avec l’entière confiance d’une vieille amitié. L’accueil de Madeleine fut le même, mais les doigts robustes du jeune homme serrèrent la main petite et délicate d’un air de tendre protection. Il fut plus cérémonieux vis-à-vis de la Rochette et porta sa main à ses lèvres.

Son œil clairvoyant avait déjà remarqué des changements chez ses amis ; car plus d’un an s’était écoulé depuis sa dernière et courte visite à la maison où il avait passé son enfance. La santé de la Rochette s’était raffermie, mais son visage contracté indiquait la surexcitation de ses nerfs. Claude présentait l’image d’un joyeux petit montagnard. Il unissait à la douceur de sa mère la robuste constitution de Meniet. Le charmant visage de Madeleine avait une expression pensive et rêveuse ; ses yeux d’un bleu profond comme le ciel de son pays avaient un étrange éclat. La piété d’une enfant exaltée, mûrie par la souffrance, est comme un bouton éclos avant l’heure, mille dangers la menacent. De nombreux récits, touchant les enfants prophètes parmi les Camisards, circulaient encore de bouche en bouche dans les montagnes du Languedoc. La nature impressionnable de Madeleine aurait pu facilement être portée à ce haut degré d’excitation si elle eût pensé constamment au sort de son père, au supplice de son oncle et aux maux de son peuple. Mais une mère tendre et sage était auprès d’elle pour la guider, la surveiller, et c’était grâce à elle que la grave et sérieuse enfant devenait peu à peu une pure et aimable jeune fille.

Isabeau avait l’air frêle et épuisé, et la main qui tenait celle de René était transparente. Sa vie était trop pleine, non seulement de pensées, mais encore de labeurs. Elle accomplissait avec l’aide de Madeleine tous les devoirs du ménage, soignait la Rochette, instruisait ses enfants et rendait divers services aux habitants de Cros. De plus, chacune de ses heures de loisir, dans le jour, et même dans la nuit, se passait à travailler pour son mari prisonnier, afin que le froid et la faim ne vinssent pas s’ajouter aux souffrances inhérentes à sa situation. L’Église réformée venait noblement en aide à ses confesseurs, mais ceux-ci étaient nombreux sur les galères, et ses ressources étaient très restreintes. Aussi Isabeau, comme tous les paysans des Cévennes, cardait et filait de la laine qui, tissée en grossières étoffes, formait la seule exportation du district. Elle était soutenue dans son laborieux travail par la pensée que les quelques livres tournois qu’elle gagnait de cette manière signifiaient, pour son mari, une saine nourriture au lieu de fèves et de pain noir, une chaude veste sous la mince jaquette de serge rouge du forçat, une délivrance temporaire de ses fers, peut-être même le luxe d’un strapontin, étroit matelas sur lequel il pouvait étendre ses membres brisés.

Elle avait eu son heure d’abattement et de désespoir ; personne, pas même Madeleine, n’avait compris ce qu’elle souffrait. Ce moment était passé, et elle avait cessé de verser des larmes. Elle ne cherchait plus son frère sur la terre ; mais elle éprouvait un profond besoin de le contempler dans la gloire. Tous ceux qui la connaissaient disaient :

«Elle n’a pas longtemps à pleurer ; elle ira bientôt rejoindre son frère». Mais elle-même ne croyait pas cela ; elle aurait été surprise de l’entendre dire, et elle aurait prié avec ardeur pour que sa vie fût prolongée, car dans son cœur il y avait un rêve. Le visage qu’elle désirait revoir n’était pas celui du martyr.

Après les premières salutations, la Rochette dit en jetant un coup d’œil sur les vêtements poudreux de René :

— Je trouve qu’il n’est pas bien pour un jeune homme pieux, un envoyé de l’Église, un candidat au saint ministère, de courir de droite et de gauche et de voyager le jour du Seigneur.

— Vous avez raison, madame, dit René ; mais je vais remplir une mission de miséricorde, aussi je confesse sans remords que j’ai voyagé toute la nuit et que j’ai l’intention d’aller à Génolhac aussitôt que je vous aurai fait part des nouvelles que j’ai à vous communiquer, et que j’aurai déjeuné avec vous.

— Quoi ! vous n’irez même pas voir votre sœur ? Le jeune Brissac et Jeannette étaient mariés et demeuraient dans le village avec les parents de Jacques.

— Je pourrai la voir quelques instants, mais je ne dois pas m’arrêter.

— Y aurait-il quelque chose de particulier chez... nos amis ? demanda Isabeau d’un air soucieux.

— Chez nos amis de Toulon, non, chère madame ; ils sont en bonne santé et, grâce à Dieu, assez résignés. À cause de la guerre, les galères sont maintenant armées et équipées, et elles font quelques voyages ; mais la galère de M. Meniet, la Victorieuse, n’est pas entrée dans le service actif.

— Dites-nous ce que vous savez de lui, mon cher René, dit Isabeau vivement.

René hésita un moment. Le petit Claude, debout près de lui, écoutait, l’oreille tendue, les nouvelles de son père, le galérien. Était-il convenable que l’enfant entendît tout ? Oui, il vénérerait davantage l’auteur de ses jours à cause de l’opprobre et des souffrances qu’il supportait pour l’amour du Christ.

— Chère mère, dit le jeune homme, je ne vous cacherai rien de ce que M. Meniet m’a raconté. «Mon malheur m’avait d’abord foudroyé, m’a-t-il dit ; il ne me serait jamais venu à l’idée qu’un tel sort pût être mon partage. Je suivais Christ de loin, je comptais vivre dans l’aisance et le bien-être, et mourir au milieu des miens ; mais ils m’ont obligé à porter sa croix». Et la croix était lourde, ajouta René. Durant les premiers jours de son emprisonnement à Vernoux, il a été près de succomber sous le poids, mais Dieu qui relève ceux qui sont abattus l’a consolé par ce qu’il appelle «le bienheureux voyage de Montpellier». Vous pouvez deviner comment celui qui était déjà presque au ciel a secouru son malheureux frère, dont le sort, disait-il, était beaucoup plus à plaindre que le sien. Et puis, comme le prophète, quand il vit son maître enlevé au ciel, M. Meniet sentit qu’il pourrait faire des miracles avec l’appui du même Esprit. Les fatigues de la longue marche vers Toulon avec la chaîne des forçats — mère, je n’ai pas besoin de vous les décrire ! — furent supportées avec patience et courage ; mais l’abattement se fit de nouveau sentir. Les premières semaines aux galères furent dures à passer. «Ce n’étaient pas, m’a-t-il dit, les souffrances corporelles qui étaient les plus pénibles à endurer. Ce qui faisait à mon âme les plus cruelles blessures, c’était le contact des vils criminels, les jurements, les blasphèmes qui partaient de tous les rangs». Il ne pouvait manger la grossière nourriture qui lui était servie ; sa santé s’affaiblit ; il désirait la mort et ne la croyait pas éloignée. Mais Dieu ne l’avait pas abandonné : jour après jour il le secourut et le fortifia. Quelques-uns de nos amis lui procurèrent pour son corps une nourriture convenable, et lui prodiguèrent pour son cœur brisé les paroles de consolation. Il reprit des forces, il s’endurcit aux fatigues du bagne. L’habitude lui permit de s’isoler au milieu des scènes révoltantes qui se passaient sous ses yeux. Quand je l’ai vu pour la première fois, il commençait à s’accoutumer au maniement des rames. Le comite de sa galère passe pour un homme dur. Cependant, tandis qu’il fait pleuvoir les coups sur les autres forçats, il ne frappe jamais les huguenots, car il dit que, s’ils doivent aller en enfer, il n’est que juste d’adoucir leurs souffrances sur la terre. (*)

— Dieu soit loué ! s’écria Isabeau. Le soulagement qu’elle éprouva fut d’autant plus grand qu’elle connaissait les horribles douleurs endurées souvent par les forçats protestants.

(*) Ce fait est raconté du comité de la galère Palerme dans l’Autobiographie d’un protestant français, condamné aux galères pour sa religion.

René reprit gaiement :

— M. Meniet a été fait récemment vogueur.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Claude qui avait écouté avec une attention soutenue.

— Chef des rameurs. Il s’assied au sommet du banc, et a, par conséquent, le plus grand effort à faire ; mais on lui accorde beaucoup de petites faveurs, et en particulier la permission d’aller à terre, et d’acheter ses provisions et celles de ses compagnons. Vous pouvez être assurés que ses forces sont tout à fait revenues ; sans cela, il ne pourrait rester à ce poste.

— Dieu soit béni pour la miséricorde dont il use envers ses infortunés serviteurs ! dit Isabeau ; mais René, vous n’avez pas nié avoir de mauvaises nouvelles, d’où viennent-elles ?

— De la forêt de Gabre, d’où il nous en est si souvent venu ces derniers temps.

Isabeau pâlit.

— Le pasteur ? dit-elle en respirant à peine ; le jeune et brave Grenier de Barmont ?

— Il est sain et sauf, Dieu merci, et exerce encore son ministère avec un zèle infatigable dans les Églises du pays de Foix. Sans doute les prières de son père, le noble confesseur de Dieu sur les galères, sont exaucées en sa faveur. Mais un jeune homme qui lui servait de messager vient d’être arrêté, et il se trouve être un de nos amis : Jean Desjours.

Tout le monde tressaillit.

— Et qu’est-ce qui l’avait amené là ? demanda la Rochette.

— L’espoir de trouver un refuge et du travail dans les manufactures de nos frères, les verriers de Foix. Il a été arrêté sous un nom d’emprunt, mais malheureusement il a cru devoir tout avouer quand il a été interrogé par l’intendant d’Auch qui l’a fait transférer à Montpellier, sous la juridiction de M. Lenain. Celui-ci est absent en ce moment, et il y aura quelque délai.

— Et comment pensez-vous que cela finira ? demanda Isabeau avec anxiété.

— Je ne puis le dire, mère, je crains tout, répondit tristement René.

Isabeau était très émue.

— Oh ! René, ne peut-on rien faire pour lui ? rien ? murmura-t-elle.

— Chère mère, j’ai l’intention d’essayer ; c’est pour cela que je suis si pressé aujourd’hui. Il faut que j’aille à Génolhac voir M. Roux. Quand j’aurai obtenu sa permission, je voyagerai nuit et jour à cheval vers Montpellier. Je chercherai M. de Chantal, je le supplierai d’user de toute son influence auprès de l’intendant et d’empêcher qu’un brave homme souffre pour une action que lui, du moins, considérerait comme louable et généreuse.

— Comment te procureras-tu un cheval ? demanda Claude, vivement intéressé.

— M. Brissac m’en prêtera un volontiers pour un semblable motif.

— Alors, dit Isabeau en se levant, il vous faut vite prendre quelque nourriture. J’aurais dû y penser avant.

— J’ai interrompu votre lecture, dit René.

— La miséricorde avant le sacrifice, mon fils.

Pendant qu’elle plaçait sur la table du pain, de la viande et du vin, Madeleine dit à voix basse quelques mots à son frère.

— René, dit Claude, je pourrai courir au village et demander pour toi un cheval à M. Brissac. Il l’enverra au coin du champ de seigle où passe le chemin de Génolhac, et cela t’épargnera plus de deux lieues.

— Parfait ! s’écria René, satisfait de ce plan. Tu es un brave garçon, Claude ; cours le plus vite que tu pourras.

Madeleine alla lui chercher son bonnet, et sa mère lui recommanda de ne dire absolument à personne qu’aux Brissac le but de sa visite. Une minute après il était parti et grâce à cet arrangement, René put prendre à loisir les rafraîchissements dont il avait un si grand besoin. Isabeau aurait désiré qu’il allât se reposer pendant une heure ; mais il ne voulut pas en entendre parler. Il mangea et but avec l’appétit que donnent la jeunesse et la santé, puis il se joignit à ses amis dans une courte prière, prit congé d’eux et se remit en route.

«Arriverai-je trop tard ?» se demanda-t-il en galopant le long des champs de seigle, à l’ombre des châtaigniers.

 

19               Chapitre 18 — Pas martyr

Jean Desjours est assis seul dans une des cellules de la citadelle de Montpellier. Deux années d’aventures et de périls ont passé sur sa tête depuis que nous l’avons vu pour la dernière fois. Ses cheveux bruns ombragent un visage amaigri par la souffrance, mais embelli par la réflexion. Le corps nerveux indique toujours la force et l’énergie, mais il semble avoir perdu quelque chose de sa vivacité. Autrefois il n’aurait pu rester ainsi immobile et sans même lever les yeux. Enfin il relève la tête et fixe ses regards sur la muraille nue de la prison.

«Demain, murmure-t-il, oui, demain !... sitôt !... Avant que le soleil se couche encore une fois ! Triste, étrange, et cependant...»

S’interrompant tout à coup, et comme obéissant à une nouvelle impulsion, il porte son attention sur le papier, l’encre et les plumes qu’à sa pressante requête on a consenti à lui accorder.

Avec son ancienne impétuosité, il plonge sa plume dans l’encrier et, dans son ardeur, il se met à écrire rapidement ; mais il trouve la tâche plus pénible qu’il ne s’y était attendu. Même la partie mécanique est pour lui un travail inaccoutumé. De plus, à cette heure de suprême émotion, ni les pensées, ni les mots ne veulent obéir à sa volonté. Après quelques vains efforts, il jette la plume avec un geste d’impatience, et couvrant de nouveau son visage de ses mains, il éclate en sanglots convulsifs.

Bientôt, entendant la clé grincer dans la serrure, il s’efforce de reprendre son sang-froid et d’effacer les traces de sa faiblesse. «Si c’est le prêtre ou le jésuite, il me trouvera prêt à le recevoir», pense Jean Desjours, et d’une voix aussi joyeuse qu’il peut la rendre en ce moment, il entonne un psaume.

Ce n’était ni un prêtre ni un jésuite qui venait le visiter à sa dernière heure, c’était un fidèle ami. Un instant après, René Plans et Jean Desjours étaient dans les bras l’un de l’autre. Le compatissant geôlier les laissa seuls. De minutieuses précautions n’étaient pas ici jugées nécessaires. Il ne s’agissait pas d’un pasteur bien-aimé, que des milliers de cœurs brûlaient de délivrer. Il fallut un moment avant que l’un ou l’autre des deux amis retrouvât la voix, mais enfin René rompit le silence.

— «Personne n’a un plus grand amour que celui-ci, qu’il laisse sa vie pour ses amis», comme tu le fais maintenant, Desjours.

— Moi ! et de quelle valeur est ma vie ?... et cependant, René, j’avoue ma faiblesse. Quand tu es entré, j’éprouvais un regret poignant. Je suis encore jeune, la vie a du charme. Un homme espère toujours que l’avenir amènera des jours meilleurs, réunira d’anciens amis..., peut-être réalisera d’anciens rêves.

— Cher ami, nous avons essayé de te sauver ; mais ce n’était pas la volonté de Dieu.

— Ah ! vous avez essayé ? dit Desjours avec un regard où brillait la reconnaissance. Vous ne m’avez pas oublié.

— Aurais-tu pu le penser ? Je suis venu ici dans ce but et conformément au désir des pasteurs. J’espérais beaucoup de l’intervention de M. de Chantal. Tu te le rappelles, Desjours ? Malheureusement il a été envoyé à Toulon avec son régiment. Alors j’ai cherché M. Amiel, un nicodémiste, mais un homme très influent et très utile à l’Église.

— Oui, je le connais. Il m’a procuré un avocat et m’a témoigné beaucoup de bonté ; mais dès le premier jour, mon sort a été fixé ; l’intendant était résolu à me condamner.

— Et cependant, il a pleuré sur le sort de l’homme pour lequel tu meurs. En me rappelant ces larmes, je n’ai pas voulu abandonner tout espoir, ni me laisser dissuader par tous les arguments de M. Amiel, de me jeter à ses pieds et de plaider pour toi. Il n’a été ni dur ni cruel, il a même paru compatissant, mais il est demeuré inexorable.

— Et le péril auquel tu t’exposais, René ! Tu es un courageux ami ; que Dieu te bénisse ! dit Desjours en saisissant la main de René. Mais je crois en vérité que l’intendant a raison, ajouta-t-il après une forte pause et avec un ton et des gestes qui trahissaient une certaine exaltation. Que pourrait-il faire de moi ? M’envoyer aux galères ? non ; quelque jour, en dépit des prières et des luttes, le vieil Adam aurait repris son empire ; vous auriez appris que j’avais frappé le gardien à la tête ou que je l’avais jeté à la mer, et cela aurait attiré la déconsidération sur le nom que je porte. Tandis que maintenant — sa voix s’adoucit — maintenant je n’ai plus que quelques heures à attendre ici, puis un moment d’agonie, et alors... j’entrerai dans la demeure du Père... je verrai...

Il s’arrêta, et René attendit avec anxiété la fin de la phrase. Desjours l’acheva :

— Je verrai Christ, mon Sauveur, dit-il.

— Par le seul mérite duquel tu espères être reçu dans le ciel.

— À quoi bon ajouter cela ? dit Desjours avec son ancien mouvement de tête. Puisque le saint martyr qui y est entré triomphant n’avait pas d’autre droit, que pourrait alléguer un pauvre garçon ignorant et pécheur comme moi, qui peut à peine, en regardant en arrière, trouver dans tout le cours de sa vie un acte dont il n’ait pas honte, si ce n’est d’avoir connu un héros et de l’avoir aimé de tout son cœur ?

— Cela, tu l’as certainement fait.

— Je le fais encore. Ici, en présence de la mort, je redeviens calme et fort en pensant à lui. Je me retrace les anciens et heureux jours où je le guidais dans les montagnes. Comme nous foulions la neige de nos pieds libres et agiles ! Comme nous admirions les pics élevés qui se découpaient au loin sur le ciel bleu ! Comme nous causions ensemble !

Ah ! ces conversations !... Mais pourquoi rappeler tout cela ! Je le reverrai demain au soir. Non, René, je n’ai aucun regret maintenant. L’avocat que M. Amiel m’a procuré dit qu’il est dur de mourir pour une faute commise il y a deux ans. Non, ce n’est pas dur ; c’eût été trop d’honneur pour un homme tel que moi de mourir pour le Seigneur, c’en est un déjà assez grand que de donner sa vie pour son serviteur. Et quant à ces deux dernières années, s’il y a des années dans le ciel, il m’en faudra cent pour remercier Dieu de me les avoir accordées. Suppose qu’il ne m’eût pas arrêté dans l’accomplissement de ma volonté et m’eût laissé saisir aux portes de Vernoux, cela n’eût servi qu’à infliger à notre martyr un tourment de plus. Mais là où il est maintenant, il n’y a plus de tourments ; il ne peut plus pleurer sur le sort des autres, quelque étrange que cela paraisse de sa part. Pendant ces deux ans, j’ai eu tout juste le temps d’apprendre un verset de plus, le verset qui suit celui que tu viens de citer.

— «Vous êtes mes amis», dit René.

— Oui. J’ai appris que Celui qui mourut est vivant ; qu’Il n’est pas seulement le Sauveur, qu’Il est l’Ami ; qu’on peut aller à Lui dans la peine, dans l’angoisse, quand on est sans guide et sans amis sur la terre ; qu’Il nous montre le chemin et y conduit nos pas ; mais nous n’apprenons cela que quand le guide ou l’ami choisi avant Lui ne marche plus à nos côtés. Comprends-tu cela, René ?

René le comprenait. Il était venu pour consoler, mais c’est lui qui était consolé, et il le dit.

— As-tu eu à soutenir beaucoup d’assauts contre ta foi ? demanda-t-il un peu plus tard au prisonnier.

— Quelques-uns, quoique je ne doute pas que mon peu d’importance ne m’ait épargné de la peine. Dès mon arrivée ici, un jésuite fut assez bon pour me visiter. Après une courte discussion, il commença par me promettre un entier pardon pour prix de mon apostasie. Je lui dis qu’ils avaient le pouvoir de me prendre si cela leur faisait plaisir, mais qu’ils n’avaient pas le droit de me traiter comme un misérable sans honneur et sans conscience. Aujourd’hui, lorsque ma sentence a été prononcée, il en est venu un second avec des propositions semblables.

— Et qu’as-tu répondu ?

— Que j’avais bien peu mérité les grâces de mon Dieu, mais que je connaissais trop son amour et sa fidélité pour croire qu’il m’abandonnerait à l’heure de la mort.

— C’était une noble réponse, mon ami...

— Ah ! René, comme le temps s’enfuit ! Ils viendront te chercher avant que je t’aie dit la moitié de ce que j’ai à te dire. Et j’ai si souvent gaspillé des heures et des journées sans me douter de leur prix ! René, je veux faire mon testament, mais je ne suis pas assez habile pour l’écrire. Veux-tu le faire pour moi ? Voici des plumes et du papier.

— Mais, mon ami...

— Oui, je le sais, je ne laisse rien, et si j’avais quelque chose, tous les testaments que je pourrais écrire ne seraient que du mauvais papier. Mais je pense à mon cousin Philippe. Nul doute que le pauvre garçon n’ait de vifs remords en pensant que ce qu’il a aurait dû être à moi, et que s’il avait... mais bah ! laissons cela. Tout est bien... pour moi, et il faut qu’il porte son fardeau. Dieu l’aime trop pour lui ménager des épreuves ; mais je voudrais alléger ce fardeau pendant que je le puis. Ainsi, je t’en prie, écris ceci : Que moi, Jean Desjours, je donne et lègue tous mes droits à mon cher cousin Philippe Desjours. Cela n’aura aucune valeur devant la loi, mais cela en aura devant sa conscience. En outre, cela peut aider à justifier Philippe aux yeux de messieurs les pasteurs.

René se dit que Philippe trouverait peut-être une plus sévère punition dans la magnanimité de son cousin ; mais il écrivit simplement et sans commentaire ce que lui dictait Jean Desjours.

— Y a-t-il quelque chose à ajouter ? demanda-t-il quand ce fut fini.

— Seulement ceci : Que je meurs en paix avec tous les hommes, et avec le ferme espoir d’obtenir la vie éternelle, par la miséricorde de Dieu en Christ. Rappelle-moi au souvenir de Mme Meniet et de ses enfants, des Lorin. Dis-leur que j’ai pensé à eux jusqu’à la fin.

Il s’arrêta, ému par tous les souvenirs qui se pressaient dans sa mémoire, puis il reprit avec plus de calme :

— René, ce petit livre, le Nouveau Testament de ma mère, est le seul bien qui me reste ; prends-le des mains d’un mourant.

— Merci, mon ami. Si Dieu me permet d’accomplir mon vœu et de devenir un fidèle ministre de sa Parole, ta voix parlera par ce livre à mes auditeurs et à moi.

— Il y a une page, dit Desjours, à laquelle il s’ouvre de lui-même.

— Et il y a un verset marqué avec du sang. Dieu voulant, ce sera le texte de mon premier sermon.

— Encore une chose, René ; Dieu merci, je ne crains pas la journée de demain. Cependant, je ne suis pas si fort que je n’aie besoin d’un visage ami jusqu’à la fin. Tu sais que je ne suis pas un martyr, mais seulement un pauvre homme qui meurt par sa faute. Ainsi, je te prie, tiens-toi près de moi jusqu’au dernier moment, et de manière à ce que je puisse voir ton visage.

— Compte sur moi, cher ami, mais un Autre se tiendra encore plus près, à cette heure-là, et tu pourras le contempler avec joie.

— La joie, je ne la demande pas. Une douce confiance et un humble espoir sont assez pour moi. René, tu es plus instruit que moi ; agenouille-toi et prie pour que ces grâces me soient accordées.

Ce fut la première prière que fit René à côté d’un mourant. Ses paroles étaient émues et entrecoupées ; mais il y avait dans son accent ce qui permet de distinguer les paroles sorties du plus profond du cœur des paroles banales.

Le lendemain René tint la promesse faite à Desjours. Il vit un homme courageux aller au-devant de la mort avec calme, sans triomphe mais sans crainte, «pas un martyr», comme il l’avait dit lui-même, mais un simple paysan du Vivarais qui mourait avec joie pour le pasteur qu’il avait aimé.

Cet événement n’éveilla pas un grand intérêt à l’époque où il se produisit. Aucune renommée n’entoure aujourd’hui le nom de Desjours. Trop de martyrs plus héroïques ont excité la sympathie de l’Église ; trop de noms plus illustres sont écrits sur les pages de son histoire.

L’épisode relatif au supplice de Desjours est historique, il fut exécuté à Montpellier, le 10 juin 1748.

 

20               Chapitre 19 — Un rêve et un chant

C’était une vie simple, pure et laborieuse que celle des paysans cévenols en ces temps-là. Ils ne connaissaient pas le luxe et le superflu ; mais la disette leur était également étrangère. Ils n’avaient guère d’autres distractions que l’assemblée et le chant des psaumes — distractions dangereuses, il est vrai — mais ils avaient toujours assez, et même de reste, de pain de seigle, de châtaignes et de lait, tandis que famine après famine désolaient le reste de la France.

L’agréable bourdonnement des abeilles se faisait entendre à travers la porte de la maison de Paul Plans, comme autrefois devant le Mazet, car Isabeau avait apporté de son ancienne demeure une colonie de ces actives petites ouvrières et avait réussi à les acclimater. À l’intérieur, la Rochette était occupée à carder de la laine, Isabeau était à son rouet, et Madeleine allait et venait en préparant le souper. Les cheveux châtain-clair de la jeune fille paraissaient dorés aux rayons du soleil couchant, mais elle avait les joues pâles et l’air préoccupé. Elle marchait d’un pas léger, car le bruit du rouet avait cessé, et Isabeau, vaincue par la fatigue, s’était un moment assoupie. Pendant qu’elle sommeillait, sa physionomie altérée avait une expression de calme que Madeleine aimait à y voir. Soudain une voix claire, douce, enfantine, résonna au dehors et fit vibrer l’air du soir du chant de ces paroles :

Dans la gloire éternelle,

La robe tu prendras,

De couleur immortelle,

Après tous ces combats.

 

Ces mots avaient atteint les oreilles de Madeleine avant qu’elle eût le temps de courir sur le seuil et d’imposer du geste silence à Claude.

C’est ainsi qu’Isabeau s’éveilla d’un beau rêve dans lequel elle avait cru voir une mer de cristal éclairée des feux du couchant, et sur cette mer un magnifique navire aux blanches voiles, surpris par le calme et se reposant sur l’onde. Inconsciemment elle murmura les paroles qui avaient inspiré son rêve et que son imagination assoupie avait dépouillées de leur sens littéral : «L’Éternel est pour nous magnifique, — un lieu de fleuves, de larges rivières : il n’y viendra aucun vaisseau à rames, (És. 33:21). C’était une des pensées qui réjouissaient le cœur d’Isabeau, quand elle songeait à la Terre promise, qu’il n’y aurait point de «vaisseau à rames». Mais bientôt, revenue au sentiment de ce qui l’entourait, elle demanda :

— Est-ce Claude ? Je suis heureuse qu’il soit rentré de si bonne heure.

Claude bondit dans l’appartement, embrassa sa mère, et lui mit dans la main un petit sac contenant des pièces d’argent. Pour la première fois on l’avait chargé d’aller seul au village voisin pour y vendre un peu de laine, et il était fier de son importance et du succès de son expédition. Isabeau loua sa diligence et lui demanda s’il était fatigué.

— Oh ! non, mère, j’ai passé une bonne journée. Tout le monde a été très bon pour moi, et j’ai appris une nouvelle chanson. Elle est si belle ! laissez-moi vous la chanter.

— Nous pouvons attendre jusqu’à ce que tu aies soupé. Madeleine, les pommes de terre sont-elles prêtes ?

— Oui, mère, tout à fait.

Elle plaça sur la table le mets simple, mais substantiel qui devait composer le souper. Ce soir-là, Claude fit plus d’honneur au repas qu’aucun autre membre de la famille. Il trouva pourtant difficile de garder le silence, au sujet du chant, jusqu’après le souper et l’action de grâces. Voyant son impatience, Isabeau elle-même aborda le sujet :

— Comment as-tu pu trouver aujourd’hui le temps d’apprendre une chanson ? demanda-t-elle.

— J’ai attendu longtemps que M. Méricourt rentrât chez lui et me payât la laine. Ses filles m’ont fait dîner, puis elles se sont mises à travailler en chantant. Quand j’ai compris ce qu’elles chantaient, je les ai priées de me l’enseigner, pas tout, parce que c’est trop long, mais la fin. Mère, grand-mère, écoutez la complainte de Jubas.

Ses auditeurs tressaillirent.

— Chut ! fit Isabeau, et son visage, pâlissant et rougissant tour à tour, trahissait une émotion que le jeune garçon ne pouvait comprendre. Elle l’attira à elle et passa son bras autour de sa taille :

— Claude, murmura-t-elle, qui est-ce qu’on appelle Jubas ?

— Mère, je le sais ; il m’a tenu dans ses bras.

— Ne chante pas, répète les paroles lentement et avec respect, comme des paroles sacrées. L’enfant obéit, et comprenant à peine la douleur et le triomphe qu’elles respiraient, il récita les naïves strophes composées à cette occasion.

Les traits intelligents de Claude rayonnaient d’enthousiasme, car ce que l’esprit d’un enfant peut à peine comprendre se fait, parfois, sentir jusqu’au plus profond de son cœur. La Rochette et Madeleine pleuraient. Le visage d’Isabeau était couvert de rougeur et avait la même expression que le jour de la visite de Chantal.

Aucun changement sur ses traits n’échappait à 1’œil vigilant de Madeleine.

— Chère mère, dit-elle, vous avez été fatiguée tout le jour, et vous savez que nous nous sommes levées de bon matin. Ne pourrions-nous pas faire la lecture et aller nous reposer ?

— Oui, ma fille, apporte la Bible, et nous lirons ensemble ces paroles du Psalmiste : «Qui ai-je dans les cieux ? Et je n’ai eu de plaisir sur la terre qu’en toi. Ma chair et mon cœur sont consumés ; Dieu est le rocher de mon cœur, et mon partage pour toujours» (Ps. 73:26).

Pendant que Madeleine écoutait cette lecture, une crainte poignante lui serra le cœur. Il y avait dans ces paroles quelque chose qui semblait s’appliquer beaucoup mieux à celle qui les prononçait sur la terre, qu’à celui qui comprenait maintenant dans le ciel toute leur signification.

En ce moment se trouvait oublié dans la poche de la petite blouse de Claude un cordial plus efficace pour réconforter le cœur de l’épouse et de la mère, qu’aucun de ceux qui auraient pu être ordonnés par les plus célèbres médecins de Montpellier.

 

21               Chapitre 20 — Un paquet de lettres

Le petit lit de paille de Claude était placé dans la cuisine, l’appartement principal de la maison. Sa mère resta comme à l’ordinaire auprès de lui pour lui faire dire sa prière et réciter son verset du soir, tandis que, dans la chambre à côté, Madeleine aidait sa grand-mère à se préparer au repos. Sa prière terminée, Claude déboucla la ceinture de sa blouse, et comme il allait la quitter, il sentit dans la poche quelque chose de lourd.

— Oh ! mère, s’écria-t-il, voici une lettre que M. Méricourt m’a donnée pour vous ; il a dit qu’on la lui avait envoyée de Saint-Agrève. Je l’avais complètement oubliée ; j’en suis très fâché.

Isabeau le gronda doucement : — Enfant négligent ! cela aurait pu être une affaire de vie ou de mort, dit-elle en prenant des mains de Claude un petit paquet soigneusement attaché et couvert d’une quantité de cachets de cire. Elle regarda l’adresse et en reconnut immédiatement l’écriture, mais sans autre plaisir que celui dont la réception d’une lettre ordinaire peut être l’objet dans une vie si calme et si retirée. De toutes les écritures qu’elle connaissait, celle qui lui était la plus indifférente était celle de M. Cabanis, digne avocat de Saint-Agrève, qui, avant son départ du Mazet, lui avait présenté comme un devoir de réclamer, dans l’intérêt de ses enfants, le tiers de la propriété de son mari, que la loi accordait à la femme dans beaucoup de confiscations pour cause de religion. Isabeau avait de bonnes raisons pour s’abstenir de faire une semblable demande. Elle se considérait comme ayant été traitée avec une indulgence relative. Si les édits avaient été exécutés à la lettre, elle se serait vue enfermée pour la vie dans la tour de Constance ou dans quelque couvent, et ses malheureux enfants auraient été envoyés dans des écoles catholiques. Aussi craignait-elle tout bruit qui, fait autour d’elle, aurait pu éveiller l’attention des autorités et les porter à ouvrir les yeux qu’elles avaient volontairement tenus fermés.

Elle brisa les nombreux cachets, ne s’attendant à trouver au-dessous qu’un long et inutile raisonnement de M. Cabanis. Mais elle vit bientôt que sa lettre en contenait plusieurs autres, envoyées sans doute à l’avocat comme à l’intermédiaire qui pouvait les faire parvenir le plus sûrement à leur destination. L’une d’elles, en particulier, attira l’attention d’Isabeau. Elle était écrite sur un papier très fin, attaché avec de la soie, et le sceau paraissait être celui d’un gentilhomme. L’adresse de la seconde était d’une écriture bien connue, celle de René Plans. Elle l’ouvrit la première, et lut ce qui suit :

«Chère mère, j’espérais aller vous voir cet automne et peut-être passer avec vous une partie de l’hiver, mais Dieu en a décidé autrement. Nos messieurs ont résolu de m’envoyer immédiatement à l’étranger, pour la meilleure exécution de leurs affaires et des miennes, et ils ont généreusement pourvu à tout ce qui m’est nécessaire pour ce voyage. Ayez la bonté de communiquer ces nouvelles à ma sœur, et dites-lui que je me rappelle avec la plus sincère affection à son souvenir et à celui de mon beau-frère. Notre pauvre ami, dont le sort vous inspirait tant de pitié, est allé où il le désirait, et il est auprès de Celui qu’il souhaitait le plus de voir. Sa fin a été noble et chrétienne et nous ferons mieux de rendre grâce que de pleurer sur lui. M. de Chantal est maintenant à Toulon ; vous serez heureuse de l’apprendre pour certaines raisons. Embrassez Claude pour moi, baisez la main à Mme Rochette et à Madeleine, et rappelez-moi au souvenir de tous nos amis. Je demeure, chère Madame, votre fils et très obéissant serviteur,

R. Plans.

«Fait à Alais, à l’auberge du Sceptre et de la Couronne, ce 12 avril 1748».

Comme Isabeau achevait de lire cette lettre, claire malgré sa forme ambiguë, Madeleine entra dans l’appartement.

— René est allé au séminaire de Lausanne, lui dit sa mère ; messieurs les pasteurs lui ont donné les recommandations et les fonds nécessaires pour son voyage.

Elle avait bien compris que c’était là le vrai sens des paroles prudentes qui avaient pour but, si elles étaient tombées dans des mains ennemies, de faire croire que les chefs d’une maison de commerce envoyaient le signataire de ces lignes à l’étranger, comme homme d’affaires.

Madeleine demeura un moment silencieuse et pensive, tenant encore la lampe dans sa main. Puis, la posant sur la table, elle se rapprocha de sa mère

— C’est ce qu’il souhaitait depuis longtemps, dit-elle, il doit en être très heureux.

Mais Isabeau était occupée à briser le sceau armorié de la mystérieuse missive. D’une enveloppe différant peu de celles dont nous nous servons aujourd’hui, elle tira plusieurs feuilles de papier. La première qui attira son attention était une lettre d’un banquier de Toulon adressée à M. Singlin, banquier à Saint-Agrève, et priant ce dernier de payer, à présentation, au porteur de ce billet, une somme considérable. Isabeau ne resta pas longtemps à se demander ce que cela signifiait, car Madeleine avait ramassé un morceau de papier qui était tombé à terre, et en reconnaissant l’écriture avait poussé un cri de surprise. Le court, mais précieux billet fut lu avidement par la mère et les deux enfants. Jean Meniet écrivait du bagne :

Ma chère femme — On te dira peut-être que je suis bien malade ; ne le crois pas. J’ai été malade et près de la mort ; mais Dieu a eu pitié de moi et m’a ramené des portes du tombeau. Je vais mieux de jour en jour. Si je pouvais voir ton visage, dans vingt-quatre heures je serais aussi fort que jamais. Cependant, puisque Dieu ne le veut pas, que sa volonté soit faite en toutes choses. Je vous remets, toi et nos enfants, entre ses mains, et demeure ton fidèle ami : Jean Meniet».

L’écriture tremblante et irrégulière, le papier taché, ne témoignaient que trop clairement de la faiblesse physique de l’auteur de la lettre. Isabeau se sentit défaillir après ce choc inattendu. Elle ne fit pas un mouvement, ne prononça pas une parole pendant que Madeleine ouvrait les autres plis dans l’espoir d’y trouver de plus amples informations. Elle ne fut pas désappointée. Une lettre pleine de compassion, portant une croix et la signature : «Catherine, sœur de Saint-Vincent de Paul», lui apprenait que le forçat Meniet, employé avec d’autres condamnés à la construction du nouvel arsenal, avait été malheureusement victime d’un sérieux accident. Par la maladresse ou la faiblesse d’un de ses compagnons auquel il était enchaîné, une lourde pierre qu’ils soulevaient ensemble avait glissé, était tombée sur lui et l’avait grièvement blessé. Il avait été aussitôt transporté à l’infirmerie pour y recevoir les soins d’un chirurgien. La fièvre s’était emparée de lui, et pendant quelque temps on avait craint pour sa vie. Dernièrement, un changement favorable s’était produit dans son état. La religieuse qui donnait ces détails, ainsi qu’une autre sœur du même ordre, l’avait soigné durant sa maladie, et Mme Meniet pouvait être assurée qu’il n’avait manqué de rien. Dans son délire, il avait souvent parlé d’elle, de ses enfants, Claude et Madeleine, et d’un frère bien-aimé dont on n’avait pas pu savoir le nom. Le médecin l’avait maintenant déclaré hors de danger ; mais il était encore très faible.

Sans autre commentaire sur ce que Madeleine venait de lire qu’un long et douloureux soupir, Isabeau prit d’une main tremblante une lettre de la même écriture que l’adresse. La mère et la fille lurent ensemble ce qui suit :

— «Madame, j’ai l’honneur de vous informer que je viens de voir M. Meniet, et que, selon l’affirmation du médecin, il est maintenant hors de danger. Il ne manque de rien, et il recevra tous les soins propres à hâter sa guérison. L’excellente sœur de charité, dont je vous envoie la lettre, joint son témoignage au mien. Peut-être vous fait-elle part aussi du désir ardent et fréquemment exprimé qu’a M. Meniet de vous embrasser encore une fois. J’ignore si vous jugerez à propos de répondre à ce vœu ; mais vous appartenez à une famille dont les membres ont le courage d’accomplir de grandes choses, et je ne serais pas étonné d’apprendre que vous êtes à Toulon. Comme le voyage doit être coûteux, je vous supplie d’accepter le billet ci-joint, et si des circonstances que je ne puis prévoir rendaient cette entreprise impossible, je vous prie de le présenter en mon nom à mon petit ami Claude. Signé : De Chantal».

Les yeux bleus d’Isabeau brillaient d’un éclat inaccoutumé et ses joues étaient animées, mais elle ne dit rien. Elle se baissa pour ramasser les autres lettres tombées à droite et à gauche, les réunit dans sa main et se leva. Madeleine lui demanda où elle allait.

— Le dire à sa mère, répondit-elle, et sa voix tranquille ne trahissait rien des sentiments tumultueux qui s’agitaient dans son cœur.

À la porte de la chambre de la Rochette, elle s’arrêta et dit :

— Attends-moi ici, mon enfant, et prie. Je reviendrai ; j’ai beaucoup à te dire.

— Oui, mère, je demanderai à Dieu de vous diriger, répondit Madeleine.

— Il m’a déjà dirigée, demande-lui de me faire réussir.

Isabeau sortit. Claude était très excité. Il posa à sa sœur une foule de questions sur leur père et sur M. de Chantal ; enfin Madeleine lui persuada de se coucher et s’assit à côté de lui. Bientôt le sommeil vint fermer les yeux du petit garçon, au grand soulagement de sa sœur. Au bout d’un moment, Isabeau rentra. Elle referma doucement la porte derrière elle, et ce fut pour répondre à son regard interrogateur que Madeleine dit :

— Claude dort, mère.

Pour plus de sûreté, elle approcha la lampe du visage de l’enfant qui, avec ses cheveux bouclés, ses longs cils soyeux ombrageant ses joues roses, offrait le plus charmant tableau.

— Que penses-tu que je doive faire ? dit Mme Meniet s’asseyant près de sa fille et pressant sa main dans la sienne.

— Aller vers mon père, répondit Madeleine sans hésiter.

— Je remercie Dieu qui t’a fait comprendre cela ainsi qu’à moi.

— Mais, mère, le voyage, avec ses ennuis et ses fatigues vous tuera... vous êtes déjà si faible !

— Il ne me tuera pas, chère enfant, il me guérirait plutôt. Je sens que, quand il serait dix fois plus pénible, la force de l’accomplir me serait donnée. Ne crains rien pour moi, Madeleine.

— Chère mère, ne pouvons-nous pas y aller tous ?

— Ma fille, réponds toi-même à cette question. Les jours où ta grand-mère aurait pu voyager sont passés, et Claude serait exposé à mille dangers durant la route et à Toulon, sans parler de ceux qui pourraient te menacer aussi.

Mais quels dangers Madeleine n’aurait-elle pas bravés pour revoir son père ? Si ce n’eût été que l’amour bannit la jalousie comme la crainte, elle aurait été jalouse de sa mère.

— Mère, mère, dit-elle, je ne craindrais rien, si seulement je pouvais voir mon père.

— Mon enfant, je ne pourrais pas le voir moi-même si je ne te laissais ici. Ta tâche est la plus pénible, Madeleine : tu devras être une fille pour ta grand-mère et la petite maman de Claude.

Madeleine savait que ni l’une ni l’autre de ces charges ne serait une sinécure.

— Je crois que je le pourrais, dit-elle lentement et comme en pesant sa responsabilité et tous les efforts dont elle était capable, je le pourrais si seulement René n’était pas parti. Quel dommage ! grand-mère l’aime, et Claude lui obéit toujours. Oh ! si René était avec nous tout irait bien.

Isabeau, pour des raisons dont Madeleine ne se doutait pas, était très heureuse que René ne fût pas avec eux. Elle l’aimait comme un fils ; mais malgré cela, ou peut-être à cause de cela, elle regardait les trois années qu’il devait passer à Lausanne comme un intervalle providentiel entre l’heureux présent et l’avenir périlleux et incertain, entre la vie de l’adolescent et celle de l’homme fait.

Les yeux candides et encore enfantins de Madeleine ne lurent aucune de ces pensées sur le visage de sa mère.

— Il te faut faire de ton mieux pour le présent, chère Madeleine, dit Isabeau. Plus tard, quelques changements pourront être utiles, nécessaires même ; alors Dieu nous montrera le chemin. Si ce n’était pas pour ta grand-mère, je pourrais peut-être vous trouver un logement à Toulon.

À Toulon ! Les yeux de Madeleine étincelèrent et son cœur bondit au-dedans d’elle en entendant cela. Les étroites rues de la ville sombre et triste paraissaient être une terre promise à ces habitants des verdoyantes collines, car le mari, le père s’y trouvait. Isabeau voyait dans ce projet la réalisation de son vœu le plus cher. Quant à Madeleine, non seulement la satisfaction de voir son père lui était refusée, mais encore elle se chargeait d’un bien lourd fardeau.

À treize ans, Madeleine n’était pas une enfant comme les fillettes qui grandissent aujourd’hui dans nos heureuses familles et n’ont à se plier qu’à la discipline de tâches et de plaisirs enfantins. Elle était sortie de l’enfance, dans cette nuit de décembre où Majal lui avait dit de consoler sa mère. C’était pour accomplir cette mission que, avec l’amour désintéressé d’une femme, elle trouvait maintenant la force de dire, bien que son cœur se brisât : «Mère, je suis bien heureuse que vous alliez voir mon père».

Dans sa préoccupation, Isabeau n’avait pas pris garde à un événement qui venait de se produire, bien qu’il y fût fait allusion dans les lettres qu’elle venait de recevoir. Dans un sens, son rêve s’était réalisé, même sur terre. Désormais, aucun «vaisseau à rames» ne fendrait les eaux bleues de la Méditerranée et ne porterait dans les mers lointaines sa cargaison de souffrances et de vices. En l’année 1748, les galères furent supprimées en France.

 

22               Chapitre 21 — Le premier sermon

René parcourut avec honneur sa carrière d’étudiant au séminaire de Lausanne, fondé dans le but spécial de fournir des pasteurs aux églises françaises du Désert. Les leçons du vénérable Antoine Court et des professeurs qui avaient bien voulu le seconder dans son œuvre de foi et d’amour, s’ajoutèrent aux instructions qu’il avait reçues de son père d’abord, et ensuite d’Isabeau Meniet. Après un séjour de trois ans, il entreprit le périlleux voyage qui devait le ramener dans son pays. Son esprit était bien pourvu du savoir qui lui était indispensable pour expliquer les saintes Écritures, et son zèle ardent le poussait à se dévouer corps et âme au service de l’Église sous la croix.

Il arriva sain et sauf, et reçut l’imposition des mains, qui constituait sa consécration régulière, sous la voûte des cieux, dans une vallée rocailleuse du Vivarais. Un jeune frère du ministre martyr, Louis Ranc, fut consacré avec lui. Le pasteur officiant, Pierre Peyrot, s’adressa à eux avec une éloquence simple, mais chaleureuse. Il avait pris pour texte ces paroles bien appropriées aux circonstances :

«Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups». Son sermon peut encore être lu par ceux qui le désirent ; mais de semblables souvenirs du passé sont comme des fleurs desséchées, dont le parfum s’est évanoui avec la brise et le soleil des lointains étés qui les virent éclore. Il nous faudrait non seulement l’influence du temps et des lieux — le paysage rocheux et sauvage, les milliers d’auditeurs attentifs — mais encore les édits de Louis XIV et de Louis XV suspendus sur nos têtes pour comprendre l’émotion qui faisait tressaillir ces deux jeunes cœurs quand le prédicateur termina son discours par ces paroles : «Il n’est que trop vrai que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups... Qu’est-ce que cela demande ? Vous le sentez ! Un dépôt sacré vous est confié ; vous devez le garder. Une couronne vous est posée sur la tête ; vous ne devez jamais souffrir qu’on vous la ravisse».

Si d’autres commentaires sur les paroles de ce texte étaient nécessaires, on les trouverait dans la conversation des jeunes proposants, tandis qu’avec Pierre Peyrot et deux autres pasteurs qui avaient pris part à la cérémonie, ils partageaient un frugal repas sous l’abri d’un rocher.

La persécution continuait à sévir avec la même intensité. On n’entendait parler que d’amendes, de confiscations, d’emprisonnements et, ce qui est pire que tout le reste, de la séparation violente des enfants protestants d’avec leurs parents. Dans quelques parties du pays, il y avait eu des dragonnades.

Peyrot et son collègue, Michel Viala, s’affligeaient de ces scènes terribles et paraissaient disposés à se demander avec le Psalmiste : «Dieu a-t-il oublié d’user de grâce ? A-t-il enfermé ses miséricordes dans la colère ?» (Ps. 77:9). Mais l’autre pasteur, étranger au district, voyait l’avenir avec plus d’espoir. C’était un homme à l’extérieur distingué. Il avait une belle taille, des traits agréables, des cheveux châtains sur lesquels il portait un petit bonnet brun assorti à ses vêtements. Ceux qui n’étaient pas initiés l’appelaient le chevalier de Briga, et dans ses allures et son caractère il y avait un élan, une noble franchise et une hardiesse qui s’alliaient bien au nom aristocratique qu’il lui plaisait de prendre. Mais les églises du Désert le connaissaient comme Étienne Défère, l’infatigable pasteur du Béarn, ami enthousiaste de Paul Rabaut «le charbon de feu», comme il s’appelait lui-même, non sans raison, et en reconnaissant humblement et avec regret son manque total de prudence et de discrétion.

— Mes chers amis, dit-il en étendant la belle main notée d’une manière particulière dans le signalement de police, mes chers amis, il est vrai que nos frères souffrent, mais à quelle époque n’en a-t-il pas été de même ? Au lieu de pleurer et de nous lamenter, nous devons remercier Dieu pour les grâces qu’il leur accorde si abondamment. Nos forçats conservent leur foi et leur patience, et leur condition matérielle s’est améliorée. Vous savez comment on les faisait souffrir autrefois. Je n’ai pas besoin de vous rappeler ces horribles récits qui sont encore présents à notre mémoire. Alors la jaquette rouge qui désignait les huguenots attirait sur eux des insultes et des tortures inouïes. Maintenant, au contraire, elle devient une protection. Les forçats pour la foi sont traités avec plus de bonté que les voleurs et les meurtriers. En outre, la suppression des galères a été pour eux une grâce manifeste. Jamais à l’avenir les travaux forcés ne seront aussi cruels ni les prisons aussi affreuses que ces enfers flottants.

Avez-vous vu dernièrement M. Lafont, le pasteur qui visite nos forçats ? demanda Peyrot.

— Oui. On m’avait supplié de ne pas aller à Toulon, les risques à courir étaient grands ; mais... Il s’arrêta et haussa les épaules d’une manière expressive. Un sourire effleura les lèvres de ses compagnons.

— L’œuvre de M. Lafont, reprit-il, devient, si possible, de jour en jour plus intéressante. Il a trouvé, ces derniers temps pour le seconder dans la tâche de consoler son troupeau affligé, un actif collaborateur. La femme d’un de nos frères a obtenu la permission de visiter son mari durant une grave maladie de celui-ci, et elle est parvenue à organiser un plan qui lui permet de communiquer avec lui, et par lui avec ses compagnons. Elle demeure chez l’un des employés de la prison, celui qui est chargé de fournir aux galériens leur nourriture, et elle se rend si utile aux femmes de la famille, qu’on tolère ou qu’on laisse passer inaperçus les services qu’elle peut rendre aux prisonniers. On dit de plus qu’elle a un puissant protecteur dans un officier de haut rang, parent de l’intendant. Elle est vraiment d’un grand secours à son mari, et ses enfants ne seront pas seuls à se lever et à l’appeler bénie. Mais, pour le moment, son nom et ses bons offices doivent rester ignorés, non seulement du monde, mais encore des chrétiens. La moindre indiscrétion mettrait tout en péril.

— Je ne vous demande pas, monsieur, intervint René, le nom de la femme dont vous venez de parler : dites-moi seulement si elle n’est pas proche parente d’un glorieux martyr ?

— Elle l’est, dit franchement Défère ; c’est sa sœur, et elle est bien digne de lui.

— Encore un mot, monsieur : Sa famille, ses enfants, sont-ils avec elle à Toulon ?

— Certainement non, cela n’aurait jamais pu se faire. Ils sont en sûreté avec leurs amis dans les montagnes des Cévennes.

René le remercia, et il allait s’éloigner ; mais le ministre du Béarn ne voulut pas laisser partir le jeune homme sans un mot d’avis et une bénédiction. Il prit un papier dans son sac et le montra à René.

— Savez-vous ce que cela représente, mon jeune ami ? lui demanda-t-il.

C’était le dessin, soigneusement exécuté, d’un sceau sur lequel était gravée une frêle nacelle ballottée par une mer orageuse. Les voiles étaient déchirées, les mâts rompus ; les matelots agenouillés avaient abandonné leurs avirons et joignaient leurs mains suppliantes. Le tout portait pour légende cette inscription : «Seigneur, sauve-nous, nous périssons !»

— Vous voyez là, dit Défère sans attendre la réponse de René, les armes et les insignes de l’Église du Désert, tels qu’ils sont gravés sur le sceau fixé au bas de nos actes synodaux.

René lui rendit le papier avec un sourire.

— Je remercie Dieu, dit-il, qui m’accorde aujourd’hui l’honneur d’être enrôlé parmi ces matelots agenouillés.

— Vous avez raison, dit Défère en serrant chaleureusement la main du jeune homme, car ce sont eux qui dans l’avenir se tiendront sur la mer de verre avec les harpes de Dieu... s’ils sont trouvés fidèles. Mais rappelez-vous, mon jeune frère, que ni vous ni moi n’avons de force et de fidélité que celle que nous communique notre Dieu et Sauveur en nous attachant à lui.

Si René n’avait écouté que son plaisir, il aurait pris ce jour-là un bâton à la main et, traversant les collines et les vallées, se serait dirigé vers Cros. Mais il venait d’être consacré pasteur de l’Église du Désert, afin qu’il suivît les traces de Celui qui ne cherchait pas à faire sa volonté. C’est pourquoi des mois s’écoulèrent avant qu’il se trouvât libre d’aller visiter le lieu de sa naissance.

D’abord il accompagna M. Peyrot, ensuite il fit seul une tournée missionnaire dans le Coiron et dans les régions sauvages où les Bouttières élèvent leurs sommets volcaniques et tourmentés. Il voyageait toujours à pied, souvent sous la pluie ou la neige, suivant les sentiers solitaires que les braves montagnards montrent encore comme ayant été embellis, aux jours de la persécution, par les pieds de ceux qui apportaient la Bonne Nouvelle et qui publiaient la paix. Quelquefois René dormait dans la chaumière de l’un des fidèles, le plus souvent dans une caverne ou sous un rocher, avec des feuilles sèches pour lit et une pierre pour oreiller. Il reculait, non sans raison, devant le risque d’exposer ses amis à quelque danger. De plus, il était jeune et vigoureux et, à ce moment de sa vie de pasteur, il était plutôt porté à chercher les fatigues qu’à les éviter.

À cette époque, la persécution était si acharnée, qu’il était impossible de convoquer aucune assemblée publique. Pendant les six ou huit mois qui suivirent sa consécration, son travail consista à aller d’une maison à l’autre, et à tenir, en usant des plus grandes précautions, de petites réunions privées, d’exhortation et de prière. Mais quand le printemps reparut dans la fertile vallée d’Eyrieu, ce fut enfin le tour de René de s’adresser à une grande assemblée.

La scène était trop solennelle, les souvenirs qu’elle éveillait trop émouvants, pour laisser la place aux préoccupations futiles qui distraient si souvent les pensées de ceux qui sont appelés à élever pour la première fois la voix en présence de leurs frères.

René lut dans le livre que Jean Desjours lui avait donné quelques heures avant de mourir, les paroles de son texte : «Personne n’a un plus grand amour que celui-ci, qu’il laisse sa vie pour ses amis». Durant toute la nuit précédente il avait prié ardemment pour obtenir cette grâce, savoir : que les visages qui se presseraient autour de lui, en réponse au charme puissant de ces paroles sacrées, n’obscurcissent pas à ses yeux le seul visage qu’il désirât voir lui-même et montrer aux autres. Sa prière fut exaucée. S’il parla d’une manière saisissante d’un homme connu de tous ses auditeurs, pour lequel quelques-uns d’entre eux avaient si noblement bravé la mort, mais qui avait préféré mourir lui-même pour eux, ce fut dans le but de montrer l’amour de Celui qui donna sa vie non pour ses amis, mais pour ses ennemis, afin qu’ils devinssent ses frères, enfants de Dieu et héritiers de la vie éternelle.

Tout le monde fut touché par l’éloquence du jeune pasteur, bien que lui-même ne se préoccupât nullement de la forme extérieure de son discours. Un grand nombre des assistants pleuraient, et un groupe plus rapproché du prédicateur et particulièrement ému attira son attention. Ce groupe se composait de deux hommes avancés en âge et de plusieurs femmes, parmi lesquelles une jeune fille, dont le corps délicat, agité de sanglots convulsifs, trahissait l’émotion qu’elle cherchait à cacher. Quand le service fut terminé, un des hommes se joignit à la foule qui entourait le pasteur et attendit que son tour vînt de lui parler. Mais René reconnaissant Étienne Lorin s’approcha de lui en lui tendant la main. Il apprit que sa famille allait bien, que sa fille Jacqueline était mariée à Vernoux, que Marie était encore avec ses parents, et que son frère Pierre était venu au prêche. Grâce à Dieu, leur piété avait été plus fervente depuis la terrible journée, et Lorin demanda ensuite à René la faveur de l’emmener chez lui.

René hésita, il ne voulait pas le compromettre ; mais Étienne insista et le jeune homme se rendit à son invitation. Avant qu’ils se fussent joints à la famille, il lui demanda :

— Avez-vous reçu ma lettre de Montpellier au sujet de notre cher ami Desjours ?

— Oui, monsieur, Marie la conserve ; elle la conservera toujours, je crois. Pauvre enfant ! elle voit en lui un martyr, et elle a peut-être raison.

Lorin changea brusquement de sujet en voyant approcher les femmes qui venaient saluer le ministre.

— Rachel, Marie, dit-il, que vos cœurs se réjouissent aujourd’hui ; M. Plans honorera notre demeure de sa présence. Frère Pierre, viens avec nous, nous parlerons ensemble des jours d’autrefois.

— Alors il vous faut appeler le jeune garçon pour lequel vous avez eu tant de bonté par le nom que vous lui donniez autrefois, dit René en serrant la main aux femmes et à Pierre Lorin.

Ainsi, une fois de plus, il passa la nuit dans la chaumière du bûcheron, Étienne Lorin. Les quelques heures d’intime communion que les amis eurent ensemble, bien qu’un peu tristes, furent pleines d’encouragement.

Comme ils étaient sur le point de se séparer pour se livrer au repos, René apprit de Pierre Lorin des nouvelles qui lui causèrent un profond chagrin. Ses courses fréquentes l’avaient empêché jusque-là d’apprendre l’arrestation de deux pasteurs : François Bénézet, jeune proposant, élève et ami de Rabaut, et Molines, considéré comme un des plus éloquents prédicateurs du Désert et surnommé Fléchier à cause d’une ressemblance, plus ou moins réelle, avec le célèbre prélat et orateur de ce nom.

— Vous avez quelque chose à ajouter, dit René après un douloureux silence. Sans doute, l’un et l’autre ont rejoint leurs frères dont les âmes sont sous l’autel.

— M. Bénézet est dans son repos ; il est mort avec courage ; mais Molines... oh ! monsieur, ces choses-là sont pires que la mort.

— Quoi ! voudriez-vous dire qu’il a renié son Seigneur, lui ! Je ne puis le croire, s’écria René en frémissant et avec une expression d’horreur.

— Ce n’est que trop vrai, monsieur. Le gibet est une terrible réalité. Quand Molines l’a eu sous les yeux son courage a faibli.

René se couvrit le visage et poussa un gémissement. La honte et la douleur ébranlaient chacun de ses nerfs. C’était la chute du porte-étendard. Il lui semblait voir la glorieuse bannière traînée dans la boue et le sang.

Étienne Lorin rompit le silence.

— Il fortifiait son compagnon, dit-il, et ensuite il est lui-même tombé. Pauvre M. Bénézet ! sa coupe a été amère. Il n’avait que vingt-six ans, et il laisse une jeune femme et un petit orphelin pour pleurer sur lui.

— Dieu ait pitié de la veuve ! C’est son martyre qui est le plus cruel, dit la femme Lorin. Mais, mon ami, notre cher René — puisqu’il veut être ainsi appelé — paraît mortellement fatigué, et il n’y a rien d’étonnant. Prie-le de faire une lecture et nous irons nous reposer.

Mais René resta longtemps sans pouvoir s’endormir. Il quitta le lit moelleux qu’on lui avait préparé, et s’assit à côté du foyer où lui et Desjours avaient parlé ensemble de l’héroïsme de Majal. Il se livra cette nuit-là un rude combat dans l’âme du jeune homme. Il voyait un autre côté au martyre, une ombre à la gloire. Tout était bien pour Majal, tout était bien aussi pour Bénézet ; mais en était-il de même pour sa veuve ? Ce jeune visage pâle hantait René et chassait le sommeil de ses paupières. Il ne l’avait jamais vu, et cependant il se présentait à son imagination sous des traits bien connus. De qui étaient ces grands yeux bleus, ce front pur conservant une grâce enfantine, mais doué aussi d’un charme plus puissant : celui de la femme ? Il se retrouva tout à coup au Mazet ; il tint encore une petite main dans la sienne, et entendit une voix douce murmurer : «Il faut que je console ma mère !» Puis la scène change, et il revit la maison où il était né ; il se trouva sous le vieux châtaignier, il foula le sentier du village et gravit les hauts sommets ; mais toujours cette ombre était à ses côtés. Il ne cessa pas une minute de sentir sa présence. Elle lui était infiniment plus chère que tout ce que la terre pouvait lui offrir. Il en était ainsi depuis six ans. Il était peu accoutumé à analyser ses pensées et ses sentiments, mais la douleur révèle bien des secrets. Les larmes abondantes qu’il versa cette nuit-là furent provoquées moins par l’apostasie de Molines que par la pensée des angoisses que pouvait rendre possibles une semblable bassesse, moins par sa pitié pour la femme de Bénézet que par la perspective des épreuves qui pourraient atteindre celle à qui son amour n’avait à offrir qu’un sort semblable à celui de la jeune veuve.

L’amour et la confiance luttaient au-dedans de lui. Quand une voix lui criait : «Épargne à celle que tu aimes, les fatigues, les périls, les tourments ; qu’elle soit à l’abri de tous ces maux !» une autre voix répondait aussitôt : «Elle a du courage, et le droit devant Dieu et les hommes de choisir elle-même son lot». Le cœur, ordinairement résolu, de René vibrait entre ces deux sentiments comme le fer entre deux aimants.

Pour savoir si l’amour de Madeleine pour lui était capable de lui faire braver les dangers auxquels l’exposerait son union avec un pasteur, il n’aurait eu qu’à la mettre immédiatement en demeure de se prononcer. Mais il était arrêté par des considérations qui intéressaient son honneur et sa générosité. Le père de Madeleine était prisonnier ; sa mère était bien loin. De fait, elle était orpheline et sans protection, et le toit qui l’abritait, le pain qui la nourrissait étaient en réalité à lui. La maisonnette après laquelle depuis trois ans il soupirait nuit et jour devenait tout à coup un obstacle à la réalisation de ses vœux. Maintenant il éprouvait même des scrupules à y retourner.

Accoutumé de trouver dans la prière son refuge et sa consolation, il les y chercha et ce ne fut pas en vain. Elle apaisa la tempête intérieure qui l’avait bouleversé, et enfin, avant le lever de l’aurore, ses forces physiques réclamèrent le repos que donne le sommeil, car les fatigues de la veille avaient été excessives. Quand il s’éveilla, le soleil était à l’horizon et tout le monde debout.

Le premier objet qui frappa ses regards fut une lettre de M. Peyrot, apportée par un agent secret. Comme sa tournée missionnaire dans le Vivarais était terminée, on pensait que sa province natale, les Hautes-Cévennes, avait un besoin plus urgent de ses services. On le priait donc de s’y rendre et de se mettre à la disposition de son vieil ami, M. Roux.

René poussa un long soupir. «Ainsi, après tout, cela doit être, se dit-il. Cros est sur mon chemin, je ne puis l’éviter pour plusieurs raisons. Que Dieu me guide ! Je ne sais que faire... c’est un grand malheur».

Il est possible qu’il le pensât ainsi, mais dans tous les cas il supportait son malheur avec une remarquable grandeur d’âme. De son œil rayonnant, de son expression radieuse, de son pas élastique, les Lorin conclurent qu’il avait reçu de bonnes nouvelles et commencèrent à le féliciter. Il ne pouvait pas et ne voulait pas les tromper ; il leur demanda de l’accompagner de leurs prières, — ils l’auraient fait même si le jeune pasteur ne l’eût pas demandé — et, après leur avoir dit un cordial adieu, il se mit en route.

 

23               Chapitre 22 — La maison

La vie que Madeleine menait en l’absence de sa mère était assez monotone. Elle allait et venait dans la maison, grave, patiente, industrieuse, soignant la Rochette, accomplissant auprès de son frère tous les devoirs d’une mère, et réussissant à merveille dans ses efforts pour gouverner et guider le jeune garçon volontaire, mais aimant. Sa tâche était plus difficile peut-être vis-à-vis de la Rochette qu’auprès de Claude.

Le jour était sur son déclin. Quoiqu’on fût au printemps, l’air de la montagne était froid et la maison était entourée d’une couche de neige à demi fondue.

— Mets un peu plus de bois au feu, Madeleine, dit la Rochette assise dans le coin le plus chaud de l’appartement.

Madeleine se leva, sortit et revint bientôt avec une petite bûche.

— Tu ne t’es pas trop chargée, dit la vieille femme.

— Chère grand-mère, notre provision diminue. Nous ne pouvons sans cesse déranger Jacques Brissac qui est si bon pour nous.

— Je me souviens comme d’un rêve d’avoir entendu dire qu’une autre personne avait offert de te couper du bois.

Madeleine rougit.

— Oui, grand-mère, dit-elle en baissant la voix mais c’était quelqu’un à qui nous ne pourrions rien demander et de qui nous ne pourrions rien accepter : le frère du curé.

Elle s’assit et reprit son ouvrage, un vêtement d’enfant qu’elle raccommodait. Pendant quelques instants toutes les deux gardèrent le silence ; puis la Rochette demanda brusquement :

— Que fais-tu à cette petite veste ? À qui estelle ?

— C’est une vieille blouse du petit Paul Brissac, que Jeannette m’a donnée, grand-mère. J’essaye de la rendre mettable, car aujourd’hui j’ai vu le petit orphelin de François Martin tout grelottant. Vous savez que nous ne pouvons faire que peu de chose pour le Seigneur et pour ses pauvres.

À ce moment quelqu’un frappa à la porte.

— Entrez, dit Madeleine qui s’attendait à voir Jacques Brissac et Claude.

Une main vigoureuse ouvrit vivement la porte, et l’haleine du printemps remplit la chambre, tandis que René entrait, regardait Madeleine et baisait la main de la Rochette.

— René !

— Madeleine !

Ils se serrèrent la main. La surprise et une joie franche amenèrent des roses sur les joues de Madeleine et un éclat inaccoutumé dans ses yeux. Ce fut le fort, le courageux René qui, après le premier moment de bonheur, fut saisi d’une agitation étrange. Ce n’était plus là la petite Madeleine dont autrefois il avait séché les larmes. Il avait devant lui une belle et gracieuse jeune fille, amaigrie, il est vrai, par les soucis, mais ornée de toutes les grâces et de toutes les beautés de la femme.

Il répondit d’un air distrait aux mille questions de la Rochette ; il ne voyait que Madeleine. Il leur raconta son séjour à Lausanne, son retour, l’automne précédent, sa consécration. Il leur apprit les bonnes nouvelles que Défère lui avait données de Mme Meniet, puis il leur parla de son ministère dans le Vivarais et de sa destination présente. Enfin il demanda des nouvelles de Claude.

— Il est au village, répondit Madeleine ; il a passé la journée chez les Brissac, et il y passera sans doute la nuit.

René s’informa alors de ce que faisaient Jacques et Jeannette ; les réponses furent réjouissantes. Le vieil ancien, le père Brissac, a été conservé à sa famille. Jeannette allait bien, mais elle était très occupée des soins à donner à deux beaux et robustes garçons, Paul et René. M. Roux les avait baptisés l’un et l’autre. Lui-même se portait bien, mais ses visites étaient nécessairement rares et courtes.

— Quand la nuit sera venue, dit René, je me glisserai jusqu’au village, je verrai les Brissac, et je passerai la nuit chez eus.

— Quoi ! René, s’écria la Rochette sur un ton de reproche, voudriez-vous dire qu’après quatre années d’absence, vous passerez la première nuit de votre retour sous un autre toit que le nôtre ? je n’aurais jamais cru cela !

— Mais songez, madame, que je n’ose pas me montrer en plein jour, et cependant il me tarde de voir ma sœur, dit René, non sans quelque embarras, car il avait une autre raison qu’il ne se souciait pas de donner. Les stricts règlements imposés aux pasteurs par les synodes lui défendaient de dormir sous ce toit.

— Bien, bien, les jeunes gens sont obstinés. Mais à quoi songes-tu, Madeleine ? Tu pourrais au moins faire prendre quelque chose à René, s’il n’a pas juré de ne pas manger comme de ne pas coucher dans sa maison.

— Pour cela, non, dit René qui retomba ensuite dans le silence, suivant des yeux Madeleine pendant qu’elle préparait la table et y plaçait en l’honneur du voyageur ce que son garde-manger contenait de meilleur. Ces provisions provenaient en grande partie des cadeaux de leurs bons voisins.

Au bout d’un moment la Rochette se retira dans sa chambre pour se coucher ; sa petite-fille la suivit. René ne trouvait pas que la nuit fût suffisamment sombre pour sa course au village. Il se tint debout près de la petite fenêtre, contemplant le paysage bien connu sur lequel les ombres du soir s’étendaient rapidement. Mais bientôt il cessa de regarder... même de voir, et tomba dans une profonde rêverie. Cependant il entendit approcher un pas souple et léger. Il lui semblait qu’il l’aurait entendu, eût-il été au fond de la tombe. Il se tourna vivement vers Madeleine.

— Chère Madeleine, dit-il, il me vient parfois une espérance, un rêve..., je ne sais comment dire. Madeleine sourit.

— Dites-le, René, je verrai s’il est semblable au mien.

René baissa la voix jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’un murmure.

— Monsieur Meniet, dit-il, est respecté de tous ceux qui le connaissent. Il a beaucoup souffert pour une faute considérée par tout le monde comme une noble action. Il a un ami puissant dans M. de Chantal, et... ces derniers temps... des forçats pour la foi ont été quelquefois... pardonnés.

— Ne me bercez pas d’un tel espoir ! s’écria Madeleine d’une voix suppliante. Ah ! mon ami, si cela pouvait être.

— Cela sera peut-être, dit René ; mais vous avez raison, nous ne devons pas laisser nos cœurs s’arrêter à cette pensée. Seulement si... seulement quand...

René confus et agité semblait avoir perdu tout empire sur lui-même.

— Quand vos parents vous seront rendus, Madeleine, pensez à moi. Moi aussi j’ai une espérance, un rêve, que je vous ferai connaître ce jour-là, si ce jour-là arrive jamais.

Madeleine le regarda d’un air inquiet, mais sans embarras. La foi qui leur était chère à l’un et à l’autre et ses intérêts occupaient la première place dans l’esprit de la jeune Cévenole. René aurait-il besoin de la maison qui était maintenant leur demeure afin de la convertir en une école pour l’instruction secrète des enfants protestants du voisinage ? M. Roux, lors de sa dernière visite, avait laissé voir qu’il regardait cet endroit comme favorable entre tous, dans le district.

— Allons, René, dit-elle, de quoi s’agit-il ? si je le puis, je vous aiderai.

Alors, pour la première fois, elle remarqua le trouble de son regard. Il le vit, et s’efforça de reprendre son calme.

— Vous ne savez pas ce que vous promettez, Madeleine. S’il en était ainsi, ces paroles seraient précieuses pour moi ; donnez-moi un gage qui me prouve que vous le pensez.

— Quand avons-nous eu besoin de gages pour avoir confiance l’un dans l’autre ? dit-elle.

— C’est égal, donnez-moi maintenant un gage, quoi que ce soit que votre main ait touché, ce ruban...

— Que vous m’avez apporté de la foire d’Alais ? Non, René, si vous voulez quelque chose de moi, prenez du moins un objet plus sérieux. Voilà le petit psautier que M. Roux m’a donné...

Elle s’arrêta, moitié souriant, moitié rougissant, prise d’une soudaine et étrange timidité. Ce n’était plus l’ancien René qui lui avait apporté le ruban, son camarade de jeu, son protecteur, son ami ; c’était un homme fait : M. le pasteur Plans.

René ne prit pas le psautier, bien qu’elle fût allée le chercher et le lui offrit gravement. Il ne fit pas un mouvement ; toute son âme était dans ses yeux noirs et ardents où brûlait une flamme intense.

— Oserai-je tout dire, Madeleine ? demanda-t-il. Madeleine entr’ouvrit les lèvres, mais il ne s’en échappa aucun son. Elle commença à craindre qu’une crise ne fût sur le point de se produire dans sa vie, et elle reculait avec un effroi naturel.

René reprit la parole. Sa voix semblait venir de loin et avait un léger frémissement, comme s’il eût cherché à réprimer une grande émotion.

— Oserai-je vous demander de m’aider et de me consoler comme autrefois, Madeleine ?

— C’est toujours vous qui nous avez tous aidés et consolés, murmura la jeune fille.

— Alors, Madeleine, consolez-moi maintenant et rendez-moi heureux pour l’avenir. Dites-moi seulement : Je t’aime.

René se pencha pour saisir la réponse... puis il se pencha encore davantage... L’appartement était plongé dans une demi-obscurité. Le feu ne jetait plus que quelques lueurs fugitives ; mais les étoiles du soir brillaient à travers le treillis de la fenêtre d’un éclat pur et doux.

— Maintenant, que Dieu me pardonne si j’ai eu tort et si j’ai pensé à moi le premier ! dit René d’une voix qui trahissait les sentiments les plus profonds. Que Dieu me pardonne et te garde ! Tu sais que je suis un proscrit, que ma tête est mise à prix, que dans cette vie je n’ai ni biens ni héritage, non, pas même un endroit pour y poser le pied. Si un sort semblable ne te paraît pas trop périlleux, trop triste...

— Trop triste, René ?

— Madeleine releva la tête, parlant avec fermeté

— Comment ce sort pourrait-il paraître triste à la fille de la sœur de Majal ? René, j’ai vu la gloire de si près que, si Dieu le demandait, je crois que je pourrais supporter...

Ici la voix lui manqua et elle fondit en larmes. Ce n’était pas la première fois que René séchait ses pleurs, et l’homme ne fut pas moins heureux que le jeune garçon. Mais le temps fuyait sans que les jeunes gens s’en aperçussent. La Rochette endormie respirait paisiblement dans la chambre à côté. René et Madeleine pensaient tous deux au prisonnier et à celle qui lui prodiguait ses soins.

— Oh ! ma mère, mon père ! s’écria la jeune fille.

— Ta mère me blâmera-t-elle ? demanda René dont un doute perça le cœur.

— Non, dit Madeleine à voix basse, ni mon père non plus.

— J’écrirai aussitôt que je l’oserai, je me mettrai à leurs pieds et me soumettrai en toutes choses à leur direction... Écoute... quel est ce son ?

— C’est celui de la nouvelle cloche que le curé a fait placer au-dessus de l’église.

— Il est tard, beaucoup plus tard que je ne croyais. Il faut me hâter de descendre au village, ou bien les Brissac seront tous endormis, et il pourrait y avoir du danger à les éveiller.

— Reviendras-tu demain ?

— Non, pas demain, il faut que j’aille à Génolhac, mais rappelle-toi, Madeleine, que rien ne peut plus nous séparer, rien.

— Que Dieu t’accompagne, René !

— Et qu’il demeure avec toi, Madeleine, vie de ma vie !

Leurs mains restèrent un moment enlacées dans une vive étreinte. Une minute encore, et René était parti. Madeleine demeura sur le seuil, regardant à la lueur des étoiles — non pas lui, car sa taille élancée avait déjà disparu — mais le sentier que ses pieds venaient de fouler. Peu à peu un calme sourire vint à son insu errer sur ses lèvres. La brise murmurait dans les branches du vieux châtaignier animé d’une nouvelle vie, et sur la tête d’une heureuse jeune fille dont l’existence allait aussi prendre un nouvel essor.

 

24               Chapitre 23 — Dieu le rendra

Deux années remplies tour à tour de craintes et d’espérances se sont écoulées depuis la belle nuit de printemps où Madeleine se tenait sous le châtaignier. C’est le soir, le feu pétille gaiement dans l’âtre de la maisonnette. Il n’est plus question d’économiser les bûches. Elles sont entassées dans la cheminée devant laquelle s’apprête un repas qui paraît devoir être copieux. Il se compose d’une soupe grasse, de châtaignes, et d’un appétissant gigot de mouton. La table, recouverte d’une nappe blanche damassée — souvenir de jours plus prospères — est ornée de fleurs et chargée de jambons, de saucisses et de pâtisserie. Six couverts y sont placés.

Durant toute la journée, les pieds agiles de Madeleine ne se sont pas arrêtés, et ses mains actives n’ont eu aucun repos. Peut-être est-il bon pour elle qu’elle ait eu peu de temps pour réfléchir. La joie, l’élixir de la vie, peut devenir son poison si la coupe en est vidée trop avidement et à trop forte dose, et la joie des enfants à qui leur père était rendu, qui après bien longtemps allaient de nouveau embrasser leur mère, était une des plus vives que l’on puisse éprouver ici-bas.

Claude était allé au-devant des voyageurs, et il en coûtait à Madeleine de rester à la maison avec sa grand-mère, dont elle s’efforçait en vain de calmer l’excitation. Plus de cent fois elle courut au tournant du sentier d’où on apercevait le village et essaya, à travers les pleurs de joie qui obscurcissaient sa vue, de découvrir le premier signe de leur approche. Enfin, comme elle venait de dire résolument qu’ils ne pouvaient pas arriver avant une heure, et qu’elle avait réussi à intéresser sa grand-mère à quelque importante question culinaire, elle s’écria tout à coup :

— Chut ! J’entends marcher !

Une oreille qui n’eût pas été rendue attentive par l’amour, n’aurait pu saisir un bruit de pas à cette distance ; mais celle de Madeleine ne la trompait pas. Une fois de plus elle s’élança au dehors.

Une heure, bien que ce ne fût en réalité que quelques minutes, parut s’écouler avant son retour. Elle rentra, mais non plus seule. Isabeau la précédait ainsi que Claude, maintenant beau garçon de quatorze ans, presque aussi grand que sa mère. Puis venait appuyé sur le bras de sa fille, un homme aux cheveux gris, faible, courbé, usé. La Rochette se leva de sa chaise, mais ses membres tremblants ne l’auraient pas soutenue si elle n’avait été saisie dans des bras dont l’amour filial décuplait la force.

— Mère ! chère mère ! dit le forçat libéré. Que Dieu soit loué de ce qu’il nous a donné à l’un et à l’autre de voir ce jour !

Après cela peu de paroles furent prononcées ; tous reconnaissaient tacitement que leurs efforts devaient tendre à réprimer leur émotion, de crainte qu’elle ne devînt trop forte et qu’ils ne fussent vaincus par elle. René avait fait dire aux voyageurs qu’il lui était impossible d’aller les rejoindre à Privas comme il l’avait d’abord décidé, mais qu’il espérait les retrouver à la maison, le jour même de leur arrivée. Comme Madeleine, qui venait d’apporter à son père un verre de vin, s’arrêtait un moment à côté de sa mère, celle-ci lui prit la main et dit avec douceur

— Nous savons tout, mon enfant. La lettre de notre René nous est parvenue avant notre départ de Toulon ; mais son contenu ne nous a rien appris de nouveau. Depuis longtemps il nous est cher à l’un et à l’autre comme un fils.

Madeleine, les joues brûlantes, mais le cœur joyeux, retourna sans rien dire aux devoirs du ménage, et Isabeau, se débarrassant de son manteau et de son capuchon, commença à l’aider.

Ce ne fut pas en vain que René appela à son aide toutes ses forces, afin de pouvoir rejoindre ses amis dans cette heureuse soirée. Il désirait voir et partager leur joie comme il avait vu et partagé leur chagrin. Avant que le repas de fête fût servi, tous les hôtes attendus étaient réunis. Comme toujours, René portait avec lui une nouvelle provision d’énergie et d’espérance. On échangea force embrassements et félicitations ; puis, d’une voix émue, le jeune pasteur demanda la bénédiction de Dieu sur le repas autour duquel étaient rassemblés pour la première fois, sous le toit de son père, ceux qu’il aimait le mieux ici-bas.

La main de Madeleine cherchait celle de son père et ses yeux ne pouvaient se fixer que sur son visage — ce visage chéri, si altéré, si vieilli — auquel, depuis de longues années, elle rêvait nuit et jour. La Rochette aussi était toute absorbée par la vue de son fils. René jouissait de la joie de Madeleine avec un franc oubli de lui-même, dans lequel la jalousie qui trouble si souvent l’amour le plus profond n’avait aucune place. Et Isabeau, peut-être de tous la plus aimante et la plus aimée, se sentait revivre dans ses enfants et se trouvait rajeunie par la joie de revoir son mari en liberté.

Ce soir-là, le protecteur et l’ami de la famille, M. de Chantal reçut de nombreuses louanges.

— Sans lui, dit Isabeau en regardant son mari avec tendresse, je ne t’aurais jamais rejoint, mon ami.

— Sans lui, répondit Meniet, je n’aurais pas vécu pour te retrouver.

— Et sans lui, ajouta René, notre père n’aurait jamais été libre.

Tout cela n’était que l’exacte vérité. L’influence de Chantal, qui se faisait continuellement sentir en haut lieu, et qui était accompagnée d’habiles présents — les affaires du jeune seigneur étaient alors très prospères — avait enfin réussi à ouvrir les portes de la prison de Jean Meniet.

— Ah ! dit Madeleine en soupirant, combien je voudrais qu’il partageât notre foi, lui qui est si bon et si loyal !

— Il la respecte du moins, dit René, mais... il s’arrêta et ne termina pas sa phrase, ne voulant pas obscurcir, même par l’ombre la plus légère, le souvenir de leur cher bienfaiteur.

Il aurait pu ajouter qu’il craignait que la nature franche et généreuse de Chantal ne manquât de décision. Bien qu’ému et impressionné par ce qu’il avait vu, il n’était pas convaincu des grands faits qui sont à la base du christianisme. Le scepticisme du siècle qui avait pénétré dans son âme, affaiblissait chacune de ses bonnes résolutions, relâchait tous ses principes. Le sentier de la bienfaisance pratique était un des rares chemins qu’il pouvait suivre avec un cœur entier, et il y trouvait sa principale jouissance. Les Meniet étaient loin d’être ses seuls protégés, surtout parmi les huguenots. Quelques années plus tard, il chercha à éloigner de son esprit les doutes et les questions embarrassantes qui l’assiégeaient par une vie agitée et aventureuse, et il mourut en soldat sur une terre lointaine.

Mais revenons aux Meniet. Le captif libéré eut bientôt achevé son repas et demeura rêveur, la tête appuyée sur sa main. Les yeux de Madeleine, pleins d’un respect étrange et nouveau, se fixaient sur lui avec attention et semblaient vouloir deviner ses pensées. Il ne lui en laissa pas le temps.

— Je songeais au passé, dit-il. Huit longues années et plus se sont écoulées, et pourtant il me semble que nous sommes encore à souper dans notre Mazet, le soir où nous t’avons vu pour la première fois, René. Je le vois, ce visage enfantin, un peu triste quand il était en repos mais rayonnant de vie et d’intelligence quand tu causais avec nous. Claude était sur tes genoux et Madeleine assise à côté de toi, — la petite Madeleine. Ah ! où donc est ma fillette avec son regard tendre et pur

— Père, dit Madeleine d’une voix tremblante, suis-je donc si changée ?

— Changée, mon enfant ! oh oui ; nous sommes tous changés. Les jeunes ont mûri, les vieux se sont fanés, car nous sommes vieux, ta mère et moi, quoique moi, l’aîné, je n’aie guère plus de quarante ans. Mais pendant huit ans, je n’ai pas été un homme, je n’ai été qu’une chose, un numéro, le numéro 2.552. Ces huit ans pourraient compter pour trois fois le même nombre, et ceux de ta mère, Madeleine, ont été aussi longs que les miens.

— Père, dit René de sa voix grave, père, les regrettez-vous

— Si je les regrette, René ! Dieu m’en préserve ! Moi, l’esclave du roi, j’étais l’affranchi de Christ et le serviteur de Dieu. Il m’a payé mes gages jusqu’au dernier denier. Je connaissais peu les richesses de sa grâce durant ma vie facile et prospère du Mazet. Je me confiais en lui comme en mon Sauveur ; mais il n’avait jamais été ma part et ma joie. C’est pour cela qu’il m’a laissé aller aux galères.

— Oui, dit Isabeau, Dieu rétribue ses serviteurs non avec de l’or et de l’argent, mais avec des trésors qui durent éternellement : l’amour, la paix, la joie, et c’est avec cela, mes enfants, qu’Il a libéralement payé votre père.

Pour un lecteur superficiel, rien ne peut être plus mélancolique que la longue liste des forçats pour la foi, dont l’histoire n’a conservé que les noms. À peu d’exceptions près, c’étaient des hommes du peuple, fils du travail, tisserands, cordonniers, laboureurs. Connaissaient-ils peu ou beaucoup Celui dont ils allaient être les témoins ? Peut-être le connaissaient-ils peu d’abord ; mais Dieu ne veut être le débiteur de personne. Lui seul peut dire comment il fournit à ses martyrs, durant de longues années de souffrances supportées en son nom, la manne cachée, et comment il leur donna «un caillou blanc, et, sur le caillou, un nouveau nom écrit, que nul ne connaît, sinon celui qui le reçoit».

 

25               Chapitre 24 — Encore sur la tombe

À une heure avancée de cette même nuit, René quitta la maison. Ses amis supposaient qu’il était allé chez sa sœur, mais il s’était promis de ne pas exposer les Brissac et lui-même au danger qu’une semblable visite pouvait attirer sur eux. Il y avait un autre lieu de repos vers lequel le poussait son cœur. Nulle part il ne pouvait passer la nuit plus en sûreté que sur la tombe de son père.

‘Tout favorisait son plan ; l’air était doux et tiède, les étoiles scintillaient au firmament et la lune nouvelle commençait à donner un peu de clarté. Quand il atteignit l’endroit sacré, il vit avec plaisir qu’il avait été entretenu avec soin et amour durant son absence. Des fleurs y avaient été plantées, et une yeuse marquait et ombrageait la tombe.

Il s’assit près de l’arbre en se disant : «Il est bon pour moi d’être ici». Non qu’il se crût plus près de l’âme rachetée parce qu’il était plus près de la poussière qui en avait été l’enveloppe mortelle, mais ce lieu si cher à sa mémoire, les pensées qu’il éveillait en lui, les doux rayons de la lune, le calme de la nuit et le sentiment à la fois de son isolement absolu et de sa complète sécurité, apaisaient son âme et l’élevaient au-dessus de la terre.

Alors chaque événement de la nuit solennelle qui l’avait fait orphelin se présenta à son souvenir avec une parfaite netteté. Comme dans un rêve, il revit tout, il revécut cette nuit-là, mais la douleur avait disparu. Il ne pensait pas maintenant à l’angoisse de ceux qui pleuraient, mais à la joie de celui qui était entré dans le repos de Dieu.

Lui-même semblait éprouver quelque chose de ce repos, ce grand et profond repos qui est le partage de ceux qui meurent de la mort des justes.

René remercia Dieu de la vie et de la mort de son père et de la mémoire bénie qu’il avait laissée après lui. Puis, à l’heure tranquille de minuit, il lui sembla presque entendre une voix, depuis longtemps muette dans le tombeau, lui dire : «Mon enfant, ce n’est pas ton père qui est couché là».

Il leva la tête ; des nuages légers et floconneux flottaient lentement sur le bleu pur et profond du ciel. Le calme n’était pas interrompu ; la solitude était complète ; mais Dieu était près.

Après qu’il eut quitté ses amis, il se rappela, presque avec un sentiment de jalousie, que pas une fois, dans la joie du revoir, on n’avait prononcé le nom de celui dont la mémoire était sans contredit précieuse à tous. Quant à lui, qu’avait-il qu’il ne le dût à Majal : son amitié avec les Meniet, sa fiancée, son appel et sa consécration au saint ministère, tout lui avait été accordé par suite de sa rencontre avec le pasteur du Désert sur la tombe de son père.

Combien de vies avaient été, comme la sienne, «affranchies de la servitude de la corruption, pour jouir de la liberté de la gloire des enfants de Dieu», au moyen de cette jeune vie, retranchée avant d’avoir achevé son printemps ? La victoire par la défaite, le succès par les revers, la joie par l’angoisse, la vie par la mort, n’était-ce pas là le «secret de l’Éternel», révélé tout d’abord, comme tous les autres secrets, par Christ et en Christ ?

Ce qui était arrivé pouvait arriver encore. Dans ce cas, Dieu lui donnerait une force en rapport avec ses dispensations et prendrait soin de celle qui lui était plus chère que sa propre vie.

Mais René ne devait pas être appelé à un semblable sacrifice. Chaque mort héroïque comme celle de Majal rendait plus impossible dans l’avenir d’autres morts de ce genre. La longue liste des ministres martyrs était sur le point d’être close. Deux noms seulement, deux noms honorés, ceux d’Étienne Lafage et de François Rochette, devaient y être inscrits. Rochette fut le dernier pasteur et Grenier de Lourmade — le plus jeune des quatre compagnons d’infortune — le dernier laïque en France auxquels Rome offrit ouvertement le choix entre la conversion et la mort. C’était vingt-sept ans avant que la grande Révolution, comme un torrent impétueux, balayât tout sur son passage et changeât la face du monde.

Cette transformation, René Plans vécut assez pour en être témoin. Si dès lors il avait pu l’entrevoir, cet avenir lui aurait paru bien différent du présent. Mais il n’aurait pu entrer dans son imagination qu’un jour il se tiendrait par la pensée au pied d’un échafaud autour duquel, comme autrefois, les tambours feraient entendre leur impitoyable roulement afin d’étouffer les dernières paroles de la victime et que cette victime serait, non un pasteur du Désert, mais le petit-fils et successeur de Louis XV. En vérité «Dieu est un juste juge», et il «visite l’iniquité des pères sur les fils, sur la troisième et sur la quatrième génération».

Ce que René aurait pu prévoir, et avec raison, c’était pour lui et pour ceux qui lui étaient chers, une vie éprouvée et pénible, mais heureuse malgré tout. Les périls, la pauvreté, les luttes, souvent le manque de tout, même de pain quotidien et d’un abri pour la nuit, pouvaient être son lot et celui de la femme qui avait courageusement consenti à le partager avec lui. Mais le Seigneur serait leur part et leur héritage sur la terre des vivants.

Agenouillé là sur la tombe du martyr, René leva les yeux au ciel, tandis que son cœur s’élançait vers l’heureux temps à venir que ses pères avaient demandé, espéré, attendu, au milieu des heures les plus sombres : «Je meurs, mais certainement Dieu vous visitera», avait murmuré martyr après martyr, de ses lèvres expirantes. Il entendit de nouveau le message de Majal : «L’Éternel consolera Sion ; il consolera tous ses lieux arides, et fera de son désert un Eden, et de son lieu stérile, comme le jardin de l’Éternel. L’allégresse et la joie y seront trouvées, des actions de grâces et une voix de cantiques» (És. 51:3).

Déjà René croyait voir poindre au loin, derrière les collines de l’orient, l’aurore de ce jour nouveau, et ces collines éternelles elles-mêmes semblaient un écho de ces glorieuses promesses :

 

Car les montagnes se retireraient,

Et les collines seraient ébranlées,

Que ma bonté ne se retirerait pas de toi,

Et mon alliance de paix ne chancellerait point,

Dit l’Éternel qui a compassion de toi.

 

Ô affligée, battue par la tempête et que nul ne console,

Voici, je pose tes pierres dans la stibine,

Et je te donnerai des fondements de saphirs ;

Je ferai tes créneaux de rubis,

Tes portes d’escarboucles

Et toute ton enceinte de pierres précieuses.

 

«Amen, amen ! dit le pasteur du Désert tandis que la vision étalait devant lui sa splendeur. Puisse l’Éternel l’accomplir en son temps ! Et si dans le nouveau jour de paix et de prospérité, quand ils seront assis sous la vigne et le figuier et que rien ne les alarmera plus, les enfants des martyrs oubliaient Celui qui était la force et la joie de leurs pères, ou tenaient d’une main moins ferme l’étendard pour lequel ils sont morts, puisse-t-Il encore se souvenir d’eux et garder sa parole : «Afin que je sois ton Dieu, à toi et à ta semence après toi».

Le soleil se leva et inonda René de ses éclatants rayons avant que sa prière fût terminée. Le jeune homme n’avait pas dormi, mais il se sentait reposé et rafraîchi.

Reconnaissant pour le passé, satisfait du présent, sans crainte pour l’avenir, il reprit sa route et une fois de plus ces vallées solitaires retentirent du chant de louange et de sainte confiance

 

Dieu me conduit par sa bonté suprême,

C’est un berger qui me garde et qui m’aime.